Ici est partout, Ailleurs nulle part ! (2)

Ici est partout, Ailleurs nulle part ! (2)

Cultures et civilisations

Les propositions faites par Régis Debray de critères pour distinguer Culture et Civilisation méritent qu’on s’y arrête. Je me permettrai, dans les prochains billets, de citer longuement Le premier chapitre. (

Ce qui ne dispense pas de la lecture du livre entier. Je pense en effet que le « Comment nous sommes devenus américains » (pas de ?, mais une affirmation) origine les succès populistes trop facilement expliqués par les penchants xénophobes des populations.

Toujours tiré du livre de Régis Debray (2017), Civilisation. Comment nous sommes devenus américains. :

Pas de culture sans agriculture, pas de civilisation sans cité. L’étymologie répartit l’évocation. Ici un locus, là un topos – un moule susceptible d’accueillir, et de modeler, plusieurs bassins d’audience. Même si les cultures les plus intensives sont sous les murs de la ville et dans les parages de celle-ci, une culture à un humus, elle est rurale ; une civilisation est en pierre de taille, elle est urbaine. Il lui faut des centres d’accumulation et de redistribution, et l’urbanisation ne peut s’opérer n’importe où. Le bord de la mer où les grands fleuves, qui permettent le transport bon marché des denrées et des biens, l’attirent assez naturellement. Plus propice aux cultures stricto sensu sont les zones montagneuses, difficiles d’accès. Steppes, massifs et hauts plateaux encouragent la résilience particulariste. La géographie, pour l’une, est un port d’attache, pour l’autre, un tremplin. Une culture est célibataire, une civilisation fait des petits. Elle est à la seconde ce que le royaume est à l’empire. Ou un retranchement à une propagation. Il y a par exemple, une culture basque, réunissant cette province à cheval sur la frontière des Pyrénées, mais elle arrête au nord de l’Adour et au sud de l’Èbre. Elle ne s’occupe pas de mordre sur la Gascogne ni sur l’Aragon. Beaucoup de Basques ont émigré, leurs descendants ont peuplé l’Amérique latine, Ignace de Loyola et Saint François-Xavier n’était pas des sédentaires, mais le pelotari, le chistera, le trinquet, le makila (bâton de berger), la pastorale (théâtre psalmodié), la contrebande, le béret, la piperade et, surtout et d’abord, l’énigmatique langue basque, le vrai critère d’appartenance, ont un royaume et un seul : le Pays basque. Cette culture, comme la yezidi, ou mieux la kabyle ou l’aymara, ne veut pas qu’on lui marche sur les espadrilles, mais n’empiète pas sur les autres. La basquitude colle aux Basques, pas au-delà. On ne lui connaît pas de projet d’établissement d’une sphère de « coprospérité ». Point besoin, en revanche, d’être né en Italie ni d’être partisan de la Pax romana pour parler le latin et penser en Romain – comme Saint-Augustin le Berbère et Thomas d’Aquin ; point besoin d’avoir un passeport américain ni même de parler couramment l’anglais pour adopter les us et coutumes étatsuniens. De même qu’une langue mère irradie en dialectes régionaux, une civilisation décloisonne la culture dont elle provient – le monde sinisé englobe Chine, Japon, Mongolie, Tibet, Corée, Vietnam, Singapour. Elle se contracte lorsque ces forces viennent à décliner. Cette rétraction ou crispation, qui signale une retraite, s’appelle une culture. L’hellénique est allé jusqu’à l’Indus, la chrétienne jusqu’en Patagonie à l’ouest et au Kerala à l’est, la foi du Hedjaz, après Byzance et la Perse, jusqu’en Inde du Nord. Bouddha, né en Inde, a franchi l’Himalaya pour se répandre en Chine, mais la Méditerranée lui fut interdite, la Perse zoroastrienne ayant fait barrage à ces missionnaires vers l’ouest, par incompatibilité tissulaire. Une civilisation ne procède pas par génération spontanée. Une culture construit des lieux, une civilisation des routes. Elles suppose et requière une politique extérieure. Une civilisation agit, elle est offensive. Une culture réagit, et les défensives. Ce serait civilisaction, le terme exact. « Effaçait sa (pp. 21-23). (à suivre prochainement).

Le succès du populisme s’expliquerait par la résistance de cultures en face de la civilisation étatsunienne : il n’est pas (uniquement) dû à une manifestation xénophobe, contre des cultures différentes, mais à une résistance des cultures différentes face à une civilisation (réaction à son action).

Ici, je repense au livre de Olivier Rey, Une question de taille. , en particulier les chapitre V (Les échelles naturelles) et VI (Comment perdre la mesure quand même), dont (pp. 170-171) :
l’oubli de l’échelle dans la pensée politique
Prenons l’exemple de la philosophie politique. En Grèce ancienne, on était très conscient du rôle déterminant joué par la taille d’une population. On savait que l’être humain n’est pas fait pour vivre isolé – pas seulement parce que, abandonné à ses seuls moyens, il mènerait une existence matérielle misérable, mais parce qu’il est un être social, le « vivant politique » (zôon politikon) qui a besoin d’évoluer parmi ses semblables et d’œuvrer avec eux. Cela étend, on estimait aussi qu’il n’était pas fait pour se fondre dans la masse et devenir « quantité négligeable ». Jean-Claude Milner rappelle que les Grecs énoncés l’universel au singulier : ils disaient « tout homme est mortel », non « tous les hommes sont mortels ». L’humanité de l’homme voulaient qu’il vécût avec d’autres, mais la même humanité exigeait que la vie sociale reconnût le « chaque un » : sans quoi, la vie sociale aurait défait à la fois le singulier et l’universel.

Le crime ne paie pas, surtout si tu tues un pauvre Aimé Shaman