Ici est partout, Ailleurs nulle part ! (3)

Ici est partout, Ailleurs nulle part ! (3)

Tristes atopiques

Comme annoncé le 8 juin, je continue de citer des extraits de Régis Debray (2017), Civilisation. Comment nous sommes devenus américains.

Prenons soin de cet ion, le suffixe de l’action, celle de la grande cité sur les arrière-pays, de l’urbs sur l’ager. Il n’y a pas de civilisation qui ne s’enracine dans une culture, mais celle-ci ne devient pas civilisation sans une flotte et une ambition, un grand rêve et une force mobile. Périclès, en ce sens, fut le moment culture, et Alexandre, le moment civilisation du monde grec. Entre les deux, il aura fallu un petit empire, avec Philippe II de Macédoine, le père du grand Alexandre. Le puritanisme anglais, culture locale, a jeté hier les germes d’une civilisation en franchissant l’Atlantique, et les néoprotestantismes américains retraversent l’océan en sens inverse pour étendre l’américanité au continent africain. En somme, c’est quand une racine se donne des ailes qu’elle peut donner naissance à un local hors les murs. Et ces ailes ne poussent pas toute seule.
Une langue ou une religion, ou encore mieux les deux, peuvent faire un camp retranché et durable, cas de l’hébreu et du judaïsme. Une civilisation exige plus : un empire (abbasside, carolingien, espagnol, britannique, américain…). Et qui dit empire dit forces armées, et qui dit armée dit guerre et conquête. Les cultures locales aussi doivent parfois prendre les armes, pour survivre ou renaître, mais ce sont des guerres de nécessité, de défense ou de libération. Une civilisation pratique la guerre de choix, invasion ou colonisation. […]. « Civilisations impériales » est une redondance. De même qu’un empire est multi-ethnique, une civilisation dans la force de l’âge a besoin de tous les talents disponibles et se doit de satelliser plusieurs cultures à titre d’enclaves, d’avant-postes ou de relais : le Népal et l’Indonésie ne sont pas l’Inde, pas plus que le Vietnam ou la Mongolie ne sont la Chine, la France ou le Mexique l’Amérique avec un grand « A ». Le Western spaghetti est un Western augmenté, les « primaires » en France, des primaries meilleur marché, et notre « financement participatif » (le dîner à 7500 € par tête », du fund-rising au rabais. Le modulor est modulable, à chaque partenaire son unité de mesure. Une nébuleuse exige plus d’une étoile.
le modèle américain fait paradigme à cet égard par sa capacité de projection à la fois des forces et des formes. En dehors du premier cercle de famille (Grande-Bretagne, Australie, Nouvelle-Zélande, Canada, États-Unis, les pays d’absolue confiance réunie en un seul service secret, les Five Eyes), ce centre de diffusion rayonne tous azimuts, avec des têtes de pont sur les cinq continents, un chapelet de skylines, mégapoles neuves ou renouvelées fonctionnant en antennes comme autant de free zones, […].
Pour en revenir au noyau dur – le radical irradiant -, la force militaire, condition nécessaire, mais non suffisante, doit s’augmenter impérativement d’un imaginaire pour enflammer les cœurs, d’un entrepôt pour remplir les ventres et d’un magistère pour occuper l’esprit. L’imposition par la force, armée ou financière, ou les deux, resterait impuissante sans le rayonnement d’un code symbolique, seul à même de faire un ensemble avec des morceaux. […]. Un mode de vie désirable se doit non de réprimer, mais d’imprimer et d’inventer. Stakhanov n’était pas Bill Gates. Pouvoir faire mal, mais d’abord faire du bien. En résumé, une suprématie est installée quand l’empreinte survit à l’emprise, et l’emprise à l’empire. (pp. 23-27).
C’est une myopie d’économistes que de mesurer la vitalité d’une civilisation à l’aune de son industrie ou de sa monnaie. Les États-Unis soldés industrialisent, leur déficit commercial se creuse, leurs inégalités sociales s’accroissent, mais leur capacité d’impression n’est pas plus entamé que leur puissance de feu, et l’on peut escompter que le XXe siècle ne sera pas le dernier auquel on aura pu associer le nom d’une nation. N’ont nullement disparu les moyens physiques et psychiques d’une extralimitation, force militaire et foie patriotique, qui sont ceux d’une résilience, voire d’un rebond. La richesse ne produit pas un effet mécanique de domination : en 1945, le PNB américain représenter plus de la moitié de la richesse mondiale, mais cette civilisation ne remodelait par les cultures du monde comme aujourd’hui. Le XXe siècle fut américain mais après l’âge d’or vient à l’âge de l’argent.
Resterait à évaluer le rôle des religions dans ses dynamiques expansives. […]. Il est certain que les cultes du Dieu unique, ses tigres dans le moteur, favorisent l’exportation puisque la conversion et la prédication leur sont consubstantielles. On ne devient pas hindou, on l’est de naissance ou on ne l’est pas. Et le chamanisme n’est pas porteur. Il reste en Sibérie et dans les réserves sioux. Mais n’importe qui, n’importe où, peut devenir chrétien ou musulman. Le judaïsme s’est mis hors course, après quelques siècles de prosélytisme, côté Khazars et Éthiopie. Ses deux surgeons monothéistes avec toutes leurs variantes sont en mesure de remplacer l’allégeance humiliante par une participation exaltée. Les religions universelles sont aussi propices à la défense irrédentiste qu’à la fuite en avant messianique. À la survie d’une culture propre qu’à la destruction des cultures autres.
Une civilisation a gagné quand l’empire dont elle procède n’a plus besoin d’être impérialiste pour imprimer sa marque. Ni d’une gendarmerie aéroportée pour peser sur le cours des choses. Ni d’un coup de poing sur la table pour aimanter les regards. Elle peut se dire victorieuse quand ce n’est plus une, mais la civilisation, Que sa langue est devenue lingua franca, et sa monnaie, l’aune commune. Quand elle peut se retirer sur ses terres sans cesser d’irradier. Quand les allogènes qui adoptent ses tics, ses plis et ses normes n’ont même plus conscience qu’il s’agit de copié-collé. Quand le donneur d’ordres n’a plus besoin de donner des ordres. Une civilisation a gagné quand tout ce qu’elle façonne est devenu naturel et qu’il est malséant de chercher à reconstituer quelles actions ont permis à telle civilité de s’imposer et quel système de forces gît sous la norme à respecter.
Quand le particulier devient l’universel, dira le philosophe. Quand la domination devient l’hégémonie, dira le sociologue. Plus simplement : quand il n’y a plus lieu de discuter, et qu’un livre comme celui-ci a quelque chose d’un peu suspect. (pp. 27-29)
À suivre…

File en tropiques. Soutiens le Namibien, mais n’oublie pas le Canigou pour ton chien ! Aimé Shaman