Ici est partout, Ailleurs nulle part ! (4)

Ici est partout, Ailleurs nulle part ! (4)

Big Browser

On peut renverser le titre et écrire « Ici n’est nulle part puisqu’ailleurs est partout ! », sans oublier d’avoir une pensée émue pour Pierre Dac en ajoutant « et réciproquement. »

Dans l’a-topie, plus d’utopie : le Grand Navigateur (Big Browser) a écrasé le Grand Timonier. Les Small Brothers ont étouffé Big Brother… Plus de dystopie : dorénavant Google glace ! (et quand je dicte à mon ordinateur « Google glace », mon logiciel écrit bravement « Google Glass ». Voilà qui refroidit).

Plus de vie dans l’existence de nos différences. Juste une survie offerte par le marketing à travers les « valeurs-signes », dans les plus petites différences marginales.
Dernier extrait dRégis Debray (2017), Civilisation. Comment nous sommes devenus américains. , en invitant à lire le livre (la moralisation de la vie politique étant un sujet à la mode ces jours, je tiens à déclarer sur l’honneur que je n’ai de relations ni avec l’auteur, ni avec l’éditeur).

[…]. Il arrive souvent, en effet, qu’une vieille civilisation, prise dans le mainstream d’une offre nouvelle et mieux-disante, doivent se replier sur son « identité nationale », tel un périmètre de sécurité. Elle narcissise ces petites différences, stylise ses totems, théâtralise son accent. La France actuelle semble faire sienne cette logique de survie. Astérix montre ses muscles dans un pays anxieux de son orthographe parce qu’elle se perd, et qu’un fils de cadres en 2015 fait cinq fois plus de fautes qu’un fils d’ouvrier en 1930. […].
[…]. Et, au royaume de France, le Puy-du-Fou affiche complet. Notre communauté imaginaire, fiction continuée à travers un réel contrariant, sort ses bijoux de famille, Versailles, la rue Lepic d’Amélie Poulain et la place du Tertre, restaure ses châteaux, son Marais et son patrimoine, avec « L’amour est dans le pré », le Roquefort et le Petit Nicolas. L’art de vivre, la mode, le bon coup, la campagne. Bordeaux et Bourgogne. Brassens reviendra demain, avec les chansons à textes, sur des radios locales. Et l’imparfait du subjonctif s’épanouira dans les sociétés savantes du Périgord. La French touch a de l’avenir.

Homo œconomicus.
Son triomphe caractérise et résume l’ère nouvelle. Il est assumé, éclatant, offensif et, pour ainsi dire, deux fondations dans la république américaine ; dérivés et de seconde main dans la république française, qui fait de son mieux pour se mettre à niveau. Le royaume de la rhétorique a doucement rallié l’empire de la statistique. Au commencement était le Verbe. Au commencement sera le Nombre.
[…]. La révolution numérique, qui codifie n’importe quelle donnée en binaire, est évidemment pour beaucoup dans ce saut qualitatif du quantitatif. Mais que data et big data – en français mégadonnées – soient à présent les clés des « derniers secrets » mérite une remise en perspective. Ce n’est pas un coup d’État, mais un coup contre l’État. Homo œconomicus a destitué Homo politicus, qui, trois siècles durant, avait coiffé nos légendes ainsi que le petit personnel et avait lui-même, au siècle des Lumières, fait descendre Homo religiosus de son piédestal. La chrétienté avait transmué la religion en politique ; la révolution française, la politique en religion ; et l’ère comptable fait de l’économie à la fois sa politique et sa religion. La synthèse mérite considération.
On appelle cela un pataquès : c’est au moment où se célèbre « la fin des idéologies » que l’on voit le triomphe de la plus inclusive de toutes, l’économisme. Une grande part de la vie médiévale échappait à l’emprise du clergé et des commandements divins ; quelle part de la nôtre peut-elle se soustraire au chiffrable ? Nos campagnes électorales sont des batailles de « chiffronniers », mais la sensibilité aussi a désormais un indicateur trimestriel. (pp. 51-53).
Fin du moment.

Qui veut nager sans chien l’abuse sur la plage Aimé Shaman