On se tapait dans la main pour conclure le prix…

On se tapait dans la main pour conclure le prix…

Paf! Parole donnée, cochon qui s’en dédit (Ricet Barrier)

Notre culture du sens croule sous l’excès de sens, la culture de la réalité croule sous l’excès de réalité, la culture de l’information croule sous l’excès de l’information. Ensevelissement du signe et de la réalité dans le même linceul.

Baudrillard. Le crime parfait

Dans un de ses livres, Comment la vérité et la réalité furent inventées. (2009), Paul Jorion fait œuvre d’épistémologue. Limité par mes compétences en mathématiques, je ne suis pas certain de tirer toutes les conséquences, mais je ne peux m’empêcher d’être « marqué » par ce travail où il montre comment les notions de « vérité » et de « réalité », loin d’aller de soi, sont apparues à des moments précis de l’histoire de la culture occidentale.

Anecdote personnelle : je n’ai pas le fétichisme de la dédicace, mais en 2012, au Club 44, à La Chaux-de-Fonds, j’avais éprouvé le besoin d’apporter mon exemplaire à Paul Jorion pour qu’il me le signe. Et je note que, en travaillant sur son livre, L’Argent, mode d’emploi, m’était revenu en mémoire la conférence de Philippe de Weck, dans les années 1975, et événement jusqu’à cet instant effacé.

J’aimerais, avant de continuer les citations de/les commentaires sur L’Argent, mode d’emploi, et sans aller dans la complexité de l’ouvrage, citer des extraits de Comment la vérité

« Ce que l’on observe donc c’est que, confronté à l’authentique principe de classement du matériel indigène, l’ethnologue dans le principe de classement implicite qui préside à son propre discours le moyen qui permet d’écarter comme nul et non avenu ce qu’il affirme pourtant rechercher en le déportant vers la catégorie  » mythe  » ». (2009:48). […] Ce mouvement historique, qui nous interdit de lire le regroupement par l’affect là où il existe, s’apparente au désenchantement du monde qui évoquait Max Weber : nous avons si bien fait notre deuil de la dimension émotionnelle qui règle dans d’autres cultures le rapport au monde naturel que nous rejetons comme content de bonnes femmes, comme « mythe », tout ce qui pourrait encore évoquer. » (2009:49). […]. « Il faut reconstituer cette généalogie en conservant à la mémoire le fait que le désenchantement progressif de nos représentations constitue une expérience unique et datée dans le développement de la pensée. » (2009:50).

Et si l’économiste opérait à la manière de l’ethnologue et, pour (se) dissimuler (à) ses propres affects, prétendait à la « rationalité », faisant accéder sa « pensée magique » au statut de « vérité » ? Ceci fait résonner de manière forte le discours d’Alain Caillé sur le don.

Le statut de la marchandise « argent » et les ambiguïtés qui l’entourent rendent d’autant plus nécessaire le travail Jorion.

Autre extrait de Comment la vérité… où Jorion écrit, après avoir cité Lacan :

« Il est peut-être alors permis de penser que si une génération de savants accepte au tournant du XVIIe siècle d’abandonner toute prudence épistémologique en confondant un espace de modélisation avec un réel, cet événement n’est pas sans rapport avec un processus d’individuation généralisée dont la caractéristique est précisément de constituer le sujet sur la méprise qui lui fait prendre la fiction qu’est son image au miroir pour son propre réel. Si, d’une part, l’individuation généralisée encourage le savant à  » ruer dans les brancards  » en ne s’autorisant que de lui-même, est-il possible, d’autre part, qu’étant pris au leurre de la constitution imaginaire du moi, il en vienne à considérer la “prise au sérieux“ du fictif comme de l’ordre du raisonnable ? (2009: 266).

Je ne peux m’empêcher de juger troublante cette référence à la constitution du « je » et du processus d’individuation avec la confusion entre des espaces de modélisation avec le réel. Lecture onirique peut-être : des économistes dits « de l’École de Vienne » séchant la consultation chez le docteur Freud pour pouvoir théoriser l’illusion d’une individuation que permettrait l’argent. Quand les observations contemporaines nous amènent plutôt à observer des régressions au stade anal et de l’hubris.

Toujours le même principe : entre ( ), les nos de pages de l’ouvrage, et [ ], mes commentaires et réflexions. Pour mieux distinguer ces derniers, les caractères sont de couleurs différentes. Les notes et références internes aux textes originaux, sauf mention, ne sont pas prises en compte.

Paul Jorion, 2017. L’argent, mode d’emploi. Paris. Arthème Fayard.

Paul Jorion commence le sous-chapitre Reconnaissance de dette et monnaie, par une précaution « de méthode » :

Un « concept théorique » a un sens fixé une fois pour toutes ; une « notion pré-systématique » a un sens encore lâche : « tout le monde la comprend », mais, en réalité, tout le monde le comprend différemment.

[Cette précaution prise, introduction à un exemple simple, réconcilie avec l’usage inconsidéré, chez de nombreux économistes, de formules mathématiques dont la présence semble plus destinée à faire croire en la maîtrise d’une rationalité, dont le but est de nous faire accéder à une vérité. Je retranscris in extenso l’exemple que prend Jorion, et ses remarques qui suivent, car il nous permet de comprendre où se joue le viol du principe de « conservation des quantités » et pourquoi la croyance dans la création de monnaie ex nihilo est possible. Accessoirement, il permet également de comprendre quoi « La Dette (des États) » est une question purement politique et non économique.]

Eusèbe touche sa paie de 1000 €. Il en met 900 à la banque Tirelire et 100 dans sa poche. La banque Tirelire doit conserver des réserves fractionnaires de 10 % sur l’argent que Eusèbe a déposé sur son compte […], mais il reste 810 € [900 € moins (900 € x 10 %)] qu’elle peut prêter, et elle est prête effectivement à Casimir.

Je vais introduire ici plusieurs termes dont j’entends bien qu’ils soient, eux, tous des « concepts théoriques », de telle manière qu’ils ne puissent servir que dans une seule acceptation au sein des raisonnements : argent, fortune ressentie et reconnaissance de dette. (55).

Eusèbe touche sa paie qui est de l’argent. Il dépose 900 € de cet argent à la banque et laisse 100 € de cet argent au fond de sa poche. La banque Tirelire donne à Eusèbe, en échange de son argent, une reconnaissance de dette de 900 €, conserve comme réserve 90 € de cet argent et donne à Casimir 810 € de cet argent.

Casimir donne en échange à la banque tirelire une reconnaissance de dette de 810 €. Il y avait 1000 € en argent au moment où Eusèbe a reçu sa paie. Au bout de l’opération, 100 € de cet argent sont dans la poche de Eusèbe, 90 € dans la poche de la banque, et 810 € dans la poche de Casimir. Rien ne s’est perdu, rien ne s’est créé de cet argent : le total est toujours de 1000 €. L’argent respecte ce qu’on pourrait appeler un « principe de conservation des quantités ». (56)

La fortune ressentie est un nouveau concept : elle additionne l’argent qu’on a et l’argent qu’on doit, et ignore l’argent que l’on doit soi-même ; elle additionne donc l’argent et les reconnaissances de dette dont on dispose, et ignore celles que l’on a consenties à autrui. Cette addition est justifiée sur le plan juridique : l’argent qu’on vous doit ouvre pour vous un droit de créance, ce qu’on appelle en termes juridiques un « meuble incorporel », vous êtes également propriétaires de ce droit ; à l’inverse le détenteur de pièces et de billets est lui propriétaires de « meuble corporel ». La reconnaissance de dette témoigne de cette propriété et en confirme le montant. La fortune ressentie d’Eusèbe est de 1000 € (100 € dans sa poche, 900 € sur son compte à la banque, c’est-à-dire que la banque lui doit) ; la fortune ressentie de la banque est de 900 € (90 € dans son coffre et 810 € dans la poche de Casimir –  que celui-ci lui doit) et la fortune ressentie de Casimir est de 810 € (dans sa poche). Le total des fortune ressenties est de 1000 € + 900 € + 810 € = 2710 €. La somme d’fortune ressentie est 2,71 fois plus élevée que la somme d’argent.

Dans mon raisonnement, « argent », « reconnaissance de dette » et « fortune ressentie » sont des concepts théoriques : le sens de ces mots est sans ambiguïté. Les problèmes conceptuels n’apparaissent que si j’introduis maintenant la « notion pré-systématique » de monnaie et si j’appelle « monnaie » ce que j’appelais « argent » dans mon vocabulaire, si j’appelle « monnaie scripturale » ce que j’appelais « reconnaissance de dette », et si j’appelle encore une fois « monnaie » ce que j’appelle « fortune ressentie ». Dans ce cas, au bout de l’opération, le montant de ma « monnaie » a été multiplié par 2,71 pour une raison qui, si elle n’est pas nécessairement scandaleuse, n’en est pas moins totalement mystérieuse.

On aura noté que c’est précisément pour éviter les considérations relatives à la « valeur » (on n’y reviendra plus loin) que je parle de « calibrage » : un billet qui dit « 100 € » est calibré à 100 €, le fait que les 100 € qui permettent d’acheter 50 litres d’essence aujourd’hui ne permettront plus que d’en acheter 40 litres demain n’y change rien et relève d’un autre type de considérations. ( 56-57).

De mon point de vue, une reconnaissance de dette n’est pas de la monnaie, le terme tendant à suggérer qu’il y aurait une identité de nature entre la marchandise privilégiée dans la fonction d’échange, qu’est l’argent, et une « trace de transactions » contenant l’annonce de deux transactions à venir, qui est une reconnaissance de dette. Les deux phénomènes sont à mon sens non comparables, une reconnaissance de dette étant un objet d’une tout autre nature que les pièces et billets constituant l’argent « liquide » que l’on assimile spontanément à la « monnaie ». (58).

[Je ne rajoute pas de commentaire à ce texte. Je présenterai juste un exemple de la « pensée magique » qui peut être à l’œuvre dans cet espace confusionnel décrit et éclairci par Paul Jorion.]

Un exemple de « pensée magique »

© Le Canard Enchaîné

Les États-Unis impriment des bons du trésor. Wall Street regarde la FED et table sur le soutien aux entreprises en spéculant que les chercheurs vont trouver un vaccin. Lacan, je crois me rappeler, avait dit que le réel « c’est quand on se cogne ». Nous sommes dans le réel car nous allons bien finir par nous cogner !

Il me semble que la totalité du « mythe » que nous vivons tourne autour de cette confusion que Jorion explique très bien. À propos, je viens d’entendre qu’aujourd’hui, la France avait emprunté à taux négatif, sur le marché des capitaux. En bon gestionnaire, l’État devrait se dépêcher d’« emprunter plus pour gagner plus ! » Dans le même temps, Ueli Maurer, ministre suisse des finances, déclare à Darius Rochebin, au JT de la RTS romande, le 22 mai : « Je suis prudent. Les dettes, ce sont les impôts qui ne sont pas encore payés par les citoyennes et citoyens. Je suis ministre des finances et c’est l’argent des citoyens. » Je suis ravi d’apprendre qu’il y a quelques années, le ministre des finances de l’époque, dans prudence, avait prêté une partie de mes impôts à l’UBS, laquelle déduit peut-être encore cette dette de sa déclaration fiscale pour éviter de payer trop d’impôts. En Suisse, le ministre des finances n’a pas le monopole de la prudence !]

Fin de la transition et la suite de la démonstration de Jorion…

Où se situe alors la limite de ce qui constitue une monnaie aux yeux de celui qui considère qu’une reconnaissance de dette représente bien « de la » monnaie ? Il me semble que ce qui justifie pour lui l’extension de la notion de monnaie de l’« argent » – sa manifestation sans contexte la plus typique – à la reconnaissance de dette, c’est que :

1) le contrat que constitue une reconnaissance de dette peut être traité comme une marchandise dont le prix est à peu de choses près le montant mentionné comme la somme due par l’emprunteur ;

2) le contrat que constitue une reconnaissance de dette ne porte pas sur une marchandise quelconque, mais sur la marchandise privilégiée qu’est l’argent. (59).

Le rapport entre l’argent – dont chacun reconnaîtra qu’il constitue bien la monnaie sous sa forme la moins contestable – la reconnaissance de dette est alors le suivant :

1) l’argent est une marchandise dont la seule fonction est d’être un moyen d’échange […] ;

2) une reconnaissance de dette est une marchandise portant sur de l’argent, à savoir constituée de deux transactions en argent à venir, l’une consistant dans le remboursement de la somme initialement empruntée, la seconde dans le « cadeau » que constituent les intérêts […]. (60).

Mais la cessibilité d’une reconnaissance de dette fait d’elle une marchandise pareille à toutes les autres, dont le commerce s’effectue sur un « marché secondaire » où l’identité du nouvel acheteur est indifférente. Le prix d’une reconnaissance de dette sur son marché secondaire dépend de trois facteurs : de la somme à remboursér, du taux d’intérêt convenu à l’origine et d’une prime de risque reflétant le fait que la tête ne sera pas nécessairement honorée.

Une reconnaissance de dette a donc un prix, et ce prix à un rapport direct avec le montant dû par l’emprunteur, mais le fait qu’un contrat porte sur une somme d’argent ne fait pas automatiquement de ce contrat une monnaie : la seule monnaie impliquée est celle utilisée dans l’achat de ce contrat. (61).

Aucune autre monnaie n’a été créée durant tout ce processus : des transactions ont eu lieu autour d’un contrat portant sur une somme d’argent, c’est tout. La seule confusion qui puisse se faire jour résulte du fait que, dans une reconnaissance de dette, l’argent intervient à deux niveaux : premièrement, comme somme due, spécifiée à l’intérieur du contrat, et qui sera dégagée lors du remboursement, et comme versement d’intérêts pour un montant spécifié ; deuxièmement, comme pris du contrat sur un marché secondaire où l’on vend et achète des reconnaissances de dette. (62).

C’est cette présence de l’argent à deux niveaux dans le commerce des reconnaissances de dette qui fait qu’on peut être tenté d’assimiler argent et reconnaissance de dette sous le même label de monnaie. (62-63).

Risque de contrepartie et risque de dilution.

Parler de l’argent comme le font certains de « créances sur l’État », c’est faire une analogie à partir de la notion de « dette », et ce n’est pas une analogie innocente : elle vise précisément à répandre l’idée que « même l’argent et une reconnaissance de dette ». Mais cette analogie ne tient pas : elle repose sur une confusion entre risque de contrepartie et dilution. La « créance de l’État », c’est la dette publique, les emprunts d’État essentiellement, et ce n’est pas la monnaie. Mais une « créance sur l’État », qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce de l’argent que l’État doit ? Certainement pas. Ou que je lui dois ? Pas davantage : c’est mon argent. (63-64).

J’ai dit que le risque de crédit ou risque de contrepartie de tout émetteur de dette est évalué par les agences de notation.

L’inclination des États à faire tourner la planche à billets créer un risque, mais ce n’est pas un risque de crédit, c’est un risque de dilution. (64) […]. Faire tourner la planche à billets diminue au contraire le risque de crédit de l’État, puisque le remboursement de sa dette lui revient meilleur marché. (64-65). Mais, comme je l’ai fait remarquer au passage, d’une part, son risque de crédit croissant peut aider sa devise, par le truchement de taux d’intérêt plus élevés, et, d’autre part, faire tourner la planche à billets peut l’aider à réduire le risque de crédit qu’il constitue. Considérer l’argent comme une « créance sur l’État » est donc fondée sur une analogie erronée : celle qui confond un risque de crédit lié à la solvabilité d’un État et la dilution du pouvoir d’achat de la devise liée à l’émission de davantage d’argent. Et, comme je l’ai signalé, cette confusion n’est pas innocente : elle vise à faire croire qu’il n’existe que de la monnaie ; qu’il n’existe pas de différence entre la relation immédiate à l’argent et la relation médiatisée à la reconnaissance de dette. (65)

(A suivre…)

Et, à propos, en reconnaissance de notre dette envers les « précaires » *, faute de panier de monnaies ou de corbeille boursière à leur offrir, certaines et certains tentent, à Genève, après de longues heures d’attente d’obtenir un sac de nourriture…

© Chapatte, 12 mai 2020, dans Le Temps.

* 1. (Droit) Ce dont on ne jouit, dont on n’a l’usage que par une concession toujours révocable au gré de celui qui l’a faite. 2. (Néologisme) Personne ayant un statut social précaire (absence de revenus, irrégularité des revenus, précarité de l’emploi, sans domicile fixe, etc.).

Une dernière, pour la route… et en ne perdant pas de vue que, dans le système actuel, le monde entier finance la dette américaine…

© Le Canard enchaîné, 13.05.2020

Mondialisation : 1. Procédé qui consiste à trouver meilleur marché ailleurs ce que l’on aurait pu payer plus cher si nous avions fabriqué nous-mêmes ici. 2. Période où ceux qui n’ont rien à dire seront désormais contraints de l’exprimer en plusieurs langues.

Aimé Shaman