Bisser Besset

Jean-Paul Besset, 2005, Comment ne plus être progressiste… sans devenir réactionnaire (Paris, Fayard).

Quand, au début du XIXe siècle, les luddistes se révoltèrent contre les machines à tisser qui bouleversaient leurs conditions de travail en les soumettant à une vie aliénante, déconnectée du lien artisanal au travail, la bourgeoisie anglaise leva quatorze mille soldats contre eux afin de dégager le chemin du progrès. Puis les marxistes prolongèrent ce chemin en cherchant à convaincre les ouvriers de s’emparer à leur profit des moyens productifs afin que ceux-ci tournent mieux sans les patrons. Pour les capitalistes comme pour les socialistes, l’essentiel tenait à la (169) machine industrielle, à sa fonction de production massive. D’un même élan, les deux compères ne se sont-ils pas efforcés de débarrasser la terre de ses paysans? À croire que ceux-ci constituaient à leurs yeux une dernière race de perturbateurs, celle qui maintient le contact avec la nature, et qu’il fallait qu’ils disparaissent pour que soit tournée définitivement cette page «archaïque» de l’histoire. «Ainsi, écrit l’historienne Chantal de Crisenoy, au nom de l’efficacité, de la rationalité de l’économie ou du nécessaire développement des forces productives, bref au nom du progrès, les idéologues de la bourgeoisie mais aussi la plupart des marxistes, prédisent un monde sans paysans […]. Ne s’agit-il pas d’une même conception théorique du travailleur? N’est-ce pas cela que cache le refus du paysan? L’homme déqualifié, déstructuré, normalisé, l’homme taylorisé, l’homme au travail brisé en multiples gestes inlassablement identiques […]. Le paysan est bien à l’opposé de ce rêve. »

Qui, jusqu’à une époque récente, pouvait penser autrement que dans les catégories socialiste ou capitaliste, et se situer ailleurs que dans l’un ou l’autre camp? Le productivisme, tant qu’il n’avait pas révélé sa nature destructrice pour l’humanité, constituait la mère de toutes les idéologies. Le clivage reposait seulement – et il repose toujours – sur la manière de l’instrumentaliser pour redistribuer les bénéfices. Mister Marx comme Doctor Smith n’ont rien vu venir dans la mesure où, à leur époque, la crise écologique et ses conséquences déshumanisantes n’étaient tout bonnement pas perceptibles. Chacun à sa façon, et en toute bonne foi, pouvait faire rêver son camp. L’un avec sa démarche dialectique qui, de contradictions en contradictions, croit nourrir le progrès incessant de l’histoire vers le paradigme communiste. L’autre avec une course aux « biens attirants» qui «entretient le mouvement perpétuel de l’industrie du genre humain2 ». Alors, Saint-Simon peut évoquer «l’âge d’or du genre humain [qui] n’est point derrière nous, il est au devant». Et Léon Trotski, dans un texte délirant, en appeler à une humanité qui «s’accoutumera à regarder le monde comme une argile docile permettant de sculpter les formes de la vie les plus parfaites […]. L’homme s’emploiera à redistribuer les montagnes et les rivières […]. L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine1 ».
Les épigones, en revanche, n’ont pas d’excuse. Ils gardent les yeux fermés sur une réalité catastrophique qui, maintenant, saute au visage. Ensemble, contre toute vraisemblance, ils continuent de prôner la croissance illimitée et, figurants zélés du même théâtre d’ombres, ils s’emploient à agiter les faux-semblants de projets concurrents 2 . Rituels de langage et de discours s’opposent, actes et politiques se ressemblent. Le «contrat» dans lequel les deux grands courants politiques disent s’inscrire pour se disputer le pouvoir n’est «républicain» ou « démocratique» que secondairement. Il s’agit avant tout d’un consensus autour d’un creuset identitaire commun: le progressisme. Le reste renvoie à un débat entre gestionnaires de la même affaire: comment doper la croissance et relancer la consommation en empochant au passage les élections grâce à une conjoncture économique souriante? (Besset, 2005:169-70).

On continue? À suivre…

Autrui devient une entité abstraite qui permet de se penser altruiste, en se dispensant de la culpabilité de l’égoïsme. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »… On comprend mieux pourquoi il y a autant de haine sur cette terre.Aimé Shaman