Kratos (Cratos) and Euphrosyne (Euthymia) © Meisterdrucke
Grec Kratos ou Cratos : est une divinité représentant la force, le pouvoir, la vigueur. Grec Archos : Maître, chef, dirigeant.
Il faut que l’imagination pense trop pour que la pensée ait assez.
Gaston Bachelard.
Par quoi remplacer la démocratie ?
Un ami, chez moi, entre la poire et le fromage : ” Changer la démocratie… Tu la remplaces par quoi ? « . C’est le moment rêvé où l’on tente des réponses plutôt que d’utiliser un joker.
En référence aux étymologies, on pourrait conclure rapidement qu’il faudrait que la démocratie cède la place à la démo-archie.
Si je suis capable de répondre de façon pertinente à la question, cet ami a des excellents fréquentations. Mais selon la réponse que je donne à cet ami, il y a peut-être des chances que cet ami ne soit plus de mes amis car je serai devenu le « représentant » d’un Demos que j’estime ne plus être représenté, donc non repésentatif.
Et fort de ma raison, j’exercerai mon -cratos d’une manière rationnelle. La technique me le permettant, la gouvernance se fera par les nombres [1] : la raison sera devenue aveugle et ma folie parfaitement rationnelle.
[1] Voir Alain Supiot, 2020, La Gouvernance par les nombres Cours au Collège de France (2012-2
Suite au post du 4 mai 2024
Le second âge de l’individu. Pour une nouvelle émancipation. (Mar Hunyadi. 2023).
Quel est le problème avec l’éthique des droits ?
Le contrat anti-social
Or on ne peut que constater que cette figure hautement démocratique du contrat porte en elle-même son propre venin. Né pour accorder les volontés individuelles divergentes et engendrer du commun ou du général, le contrat social se mue, selon une mécanique implacable, en refuge de l’esprit individualiste et de la défense de ses prérogatives […] Se crée ainsi un tissu d’obligations parcellaires qui créent autant de relations d’allégeance particulières.
L’idée qui gouverne ce nominalisme au quotidien, c’est que les individus s’en sortent toujours mieux en s’arrangeant entre eux qu’en se soumettant à une règle générale valant pour tous.[…] Le fond de l’affaire, c’est la figure commune de l’individu souverain doté d’une volonté autonome : que l’on passe par le contrat social ou par l’ordre spontané pour surmonter le « problème nominaliste » de l’ordre social, cela donne certes lieu à des lignées de philosophie politique très différentes, mais dont les frontières s’effacent aujourd’hui de facto devant cette tendance à valoriser la contractualisation générale des rapports sociaux.
[…] Contrat social ou ordre spontané ne sont que des modélisations explicatives nées d’un même phénomène qui, lui, est bien réel, et de portée civilisationnelle : l’avènement de l’individu et de l’éminence de sa volonté.
Hunyadi,2023 :39-41.
Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux
Debord, Guy. La société du spectacle
Je choisis de de commencer par de l’éthique des droits. Il ne faut pas y voir une préséance, tous les secteurs étant en interaction[1]. Cependant, il me semble que beaucoup de solutions, qui permettraient des changements, bloquent au niveau des droits, car les individus se sentent immédiatement menacés dans leurs libertés individuelles – la prolétarisation des consommateurs et les technologies à disposition masquent parfaitement notre statut d’ego-grégaires.
L’éthique des droits et son effet réversif
L’éthique des droits prend sa source dans la révolution théologico-philosophique du nominalisme. Dieu a créé le monde. Dieu a créé l’homme à son image. La volonté de l’homme est égale à la volonté de Dieu. Après Jean Dun Scott et Guillaume d’Ockham, l’homme, fondé comme individu, est l’égal de Dieu. Il n’a pas à suivre la volonté : il peut donc exercer son libre arbitre.
Le nominalisme est à l’origine de l’individualisme. À l’époque des lumières, l’homme, par l’exercice de sa volonté, met en action sa raison ; il n’a pas à suivre une croyance. Il n’existe rien d’autre que ce que l’individu perçoit.
Ce mouvement des idées débouche sur une éthique des droits qui trouvera sa réalisation totale dans la Déclaration des Droits de l’Homme.
La réalité du monde n’existant que par ce que les individus en perçoivent, l’éthique consistera désormais à ne pas faire du tort et de respecter la dignité individuelle. Éviter d’infliger des torts aux individus, tel est le fondement de l’éthique des droits.
Cette éthique du tort est aujourd’hui au cœur des textes normatifs européens, qui font de la « dignité humaine » l’alpha de sa Charte des droits fondamentaux. Dans cette forme canonique de libéralisme, le tort prend la forme d’une atteinte à la dignité humaine dont la valeur normative est affirmée immédiatement après le Préambule :
Chapitre I.
Dignité.
Article premier.
Dignité humaine. La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée
(Charte européenne des droits fondamentaux).Que la dignité humaine ne soit jamais définie constitue certes un problème philosophique et juridique, mais renforce en réalité la puissance normative du concept : n’ayant pas besoin d’être défini, il est considéré comme allant de soi, parce qu’il est censé faire partie d’un patrimoine moral et mental qui doit désormais fonctionner chez tout un chacun comme un arrière-plan d’évidence partagée.
(Hunaydi, 2023 :12-13)

Les démocraties – mise en œuvre et respect de projets collectifs – se trouvent lestées d’une éthique des droits qui empêchent la réalisation des projets collectifs, pour le respect des droits individuels. Par effet réversif, l’éthique des droits devient une éthique des torts causés aux individus, chaque individu étant fondé à protester contre une atteinte à sa dignité.
Aujourd’hui, les droits se caractérisent plus parce qu’ils représentent plutôt que par ce qu’ils font. Quand il s’agit des droits humains, on s’attarde plus à ce qu’ils proclament qu’à l’effectivité de la proclamation. Si le droit au logement est proclamé comme un droit humain, et la dignité a une valeur dans la charte européenne, la police ne peut pas évacuer les SDF – puisqu’ils n’existent pas – et qui ne pourront donc pas choquer les (consommateurs) sportifs, lors des JO de Paris.
La véritable démocratie, c’est interdire de fumer du tabac et voter la légalisation autorisant le canabis.
Aymé Shaman, allumé
Effet réversif de l’éthique des droits.
Le néologisme « effet réversif » a été employé par Patrick Tort pour désigner, en référence à la pensée de Darwin, « l’effet réversif de l’évolution ».
La sélection naturelle, principe directeur de l’évolution impliquant l’élimination des moins aptes dans la lutte pour l’existence, sélectionne dans l’humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la « civilisation » tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de la morale et des institutions, les comportements éliminatoires. En termes simplifiés, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle. Patrick Tort. Darwin et le Darwinisme, PUF, 1997. 4e éd. 2013.
Droit romain / Droit anglo-saxon
L’éthique des droits implique des modifications importantes dans la pratique de la justice. Effet important de ces modifications sur la justice telle qu’elle se pratique / se pratiquera : nous sommes passés du droit romain au droit anglo-saxon (Common Law).
Différence entre les deux droits :
Ethique des droits | |
Droit Romain | Droit Anglo-saxon (Common law) |
Transcendance | Immanence |
Humain Sujet Subjectum, Soumis à… un principe transcendant, moral. | Humain « libre » Engagé par contrat « librement » souscrit |
Je <> Tu <> Il | Je <> Tu |
Une « vérité » existe | L’accord prime sur la « vérité » |
Etc… | Etc… |

L’éthique a besoin d’un IL référant extérieur – absent dans l’échange, mais commun à ceux qui échangent – pour sortir d’une logique purement contractuelle ou d’une logique égotiste – expression individualiste dans une éthique des droits.
Droit romain.
Trinitaire Je -Tu -Il Sujet (subjectum) soumis à la transcendance (Il) [2]
Il (unaire) est auto-référent. Créé lui-même, il ne s’autorise de personne, qu’il s’agisse de Dieu, du Roi, du Peuple, de la Race, etc.
Droit anglo-saxon.
Immanence. Relation duale Je -Tu. Le problème de la vérité ne se pose pas / ne se pose plus. Seule importe la validité du contrat. Le rapport contractuel est supposé d’égalité ; il est adossé à une éthique des droits postulant l’égalité entre les individus. Jusqu’à la caricature.
Madame Nafissatou Diallo, comme individu, est l’égale de monsieur Dominique Strauss-Kahn.
Exemple d’effet récessif de l’éthique des droits.
Dès qu’un contrat posant une transaction financière entre « deux individus » est envisagée, le problème de La Vérité – ici, morale – ne se posent plus.
Qu’importe ce qui s’est passé au Sofitel de New York : les deux parties sont tombées d’accord sur un montant qui dispensera même d’un procès public. Deux individus sont d’accord pour qu’un problème de liberté individuelle soit réglé par un fétiche, l’argent. C’était bien la peine que Zeus envoie Hermès apporter la honte aux humains !
Qu’un potentiel Président de la République française agresse sexuellement ? Circulez, il n’y a rien à voir ! L’accord s’est fait entre individus libres et égaux[3].
Le super-fétiche argent résout les problèmes moraux, ou plutôt fait en sorte que la morale ne se pose pas en dehors de cet étalon [4].
Superbe exemple de schizoïdie.
Pendant que le contrat dissout le viol dans le numéraire, des femmes luttent contre les féminicides, le viol, le harcèlement, la beaufitude, etc.
Pendant que Monsieur Macron prend appui sur la présomption d’innocence pour asséner que Gérard Depardieu, c’est presque la quintessence de la culture française, des actrices, elles, n’en bénéficient pas, et doivent affronter le « Pour réussir, dans ce milieu-là, il faut… ».
Sans parler de Monsieur (Olivier?) Duhamel, du Conseil constitutionnel, force est de constater que les « autorités morales », dont se réclament les démocraties, violent le pacte démocratique – ou qui se prétend tel.
Intermède…
Brûlante actualité de Bernard de Mandeville dont la Fable des abeilles… et sa Recherches sur l’origine de la vertu morale qui ne paraissent jamais, il est vrai, qu’en 1714 ! [5]
[…], c’est là que Mandeville va un cran plus loin que Freud – il postule qu’il existe, en plus [des vertueux et des scélérats], une troisième classe séparant ceux qui n’obéissent qu’à leurs désirs animaux de ceux qui obéissent, ou tente d’obéir, à la loi. Ce troisième groupe, faible en nombre, est constitué des pires d’entre les hommes (the very Worst of them). On les appellerait aujourd’hui des pervers. Ils ne disent ni « non » à la loi (comme les scélérats de la basse classe), ni « oui » (comme ceux de la classe haute), mais « oui » et « non » – au sens où leur « non » peut vouloir dire « oui » et leur « oui », parfois « non ». Ils simulent la négation en parlant comme ceux qui obéissent à la loi et dissimulent leurs désirs insatiables tout en cherchant à les assouvir comme ceux qui désobéissent. Une stratégie qui contribue à leur invisibilisation. (Duffour, 2019:71)
Il se trouve que beaucoup des « pires hommes » se trouvent aujourd’hui dans des lieux de pouvoir, en particulier dans le secteur politique. Beaucoup de ses « pires hommes » brandissent le vocable Démocratie pour flatter les « vertueux » en leur donnant l’impression qu’ils jouent un rôle dans l’histoire. Beaucoup de ces « pires hommes » légifèrent en prétendant protéger les « vertueux » des risques que pourrait leur faire courir les « scélérats ». Je soupçonne beaucoup de ces « pires hommes » de s’offrir des journaux et les télévisions pour entretenir une psychose, chez les « vertueux », ce qui permet de renforcer le contrôle et de s’assurer que les « vertueux » le demeure.
Quelles stratégies mettre en place pour que les « vertueux » ne se payent plus des flatteries des « pires des hommes » ? Comment faire pour que les « vertueux » ne s’estiment pas privé de la liberté que l’éthique des droits prétend leur offrir ? Comment faire pour que les « vertueux » se rendent compte que la fausse sécurité se paye du prix de leur vraie Liberté ? Etc. Tout en veillant à établir une éthique des droits, là où les droits humains n’existent pas.
Je n’ai naturellement aucune réponse à ces questions. Mais je crois aux propagations, et j’y crois d’autant plus qu’un des principaux ennemi, à savoir le numérique et les réseaux, devient tout à coup le principal allié. Si l’on prend l’exemple de #MeToo, on peut constater la force des propagations, sans qu’il soit forcément possible dans prévoir les effets. Mais l’efficacité est indéniable.
Petite parenthèse : le Canard enchaîné de ce jour, 7 mai 2024, annonce un article que je me réjouis de lire : Le #MeToo du système affole les producteurs.
Avec la démocratie représentative, la démocratie est devenue le lieu des luttes pour la conservation des pouvoirs. Des techniques visant à la limitation de ses pouvoirs et le rétablissement de gestion de communs des négociations « à la base », pourraient permettre de nettes améliorations, au moins dans la mise en évidence des problèmes, sinon de leur résolution.
Je vois Monsieur Balkany s’agiter au fond de sa cellule ; il ne semble pas d’accord !
Au lieu de poser la question de « Par quoi remplacer la démocratie », il semble préférable de réfléchir à comment restaurer ce qu’elle prétend être. Evidemment, ceci obligerait certains « réformateurs », quelques « socialo-démocrates » – dans des lieux où monsieur Schröder dine avec monsieur Fillon – à sortir de leur zone de confort.
Là où les droits sont étiques, l’éthique des droits est de plein droit.
Aymé Shaman, un peu gauchement
[1] Un livre de Dominique Boullier (2023) : Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales. En particulier, le chapitre 16 : Gouverner par temps de propagations (271-294). « Car nous ne vivons plus en régime de propagande mais bien de propagations proliférantes et contradictoires » (273)
[2] Voir Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu (2005:131).
[3] Un raisonnement identique s’applique au cas Donald Trump / Actrice porno. Différence : la transaction judiciaire, pour DSK, se fait en sous-main, chez Trump, par l’intermédiaire de son avocat.
[4] La morale existe-t-elle encore ? Les réactions de Jean-François Kahn, au moment de l’affaire DSK, permettent d’en douter. Et ce ne sont pas certaines déclarations d’une « autorité morale » comme Robert Badinter, au moment de l’arrestation de DSK, qui vont nous rassurer.
[5] La lecture du livre de Dany-Robert Dufour, Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme (2019), est vivement conseillée.