Exosomatisation

LA LUTTE éTAIT TERMINéE.
IL AVAIT REMPORTé LA VICTOIRE SUR LUI-MÊME.
IL AIMAIT BIG BROTHER

Georges Orwell

Envie de revenir au mythe de Prométhée et à la faute d’Epiméthée.

Après le vol du feu, et constatant que les mortels se déchiraient, Zeus envoya Hermès porter aux hommes la honte et la pudeur. Répondant à la question de Hermès, il tint à ce que ces « vertus » soient partagées entre tous, et non réservées à quelques-uns.

Dans son stade actuel de développement, l’économie suppose et impose des comportements senza vergogna. Voir l’augmentation des conduites de style « pervers narcissique » – ou au moins baptisées sans problèmes comme telles – dans le privé et les entreprises : même si le nombre des psychopathologies « pervers narcissique » n’a certainement pas considérablement augmenté, on constate une désinhibition de ces comportements. Passage de la psychopathologie à une sociopathologie – avant d’entrer dans la normalité ? [Voir à ce propos, Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire. Également Roland Gori, Charles Melman, Bernard Stiegler, etc.].

Comme le dit Paul Jorion, l’homme n’est pas un prédateur mais un colonisateur opportuniste. Il se voit donc contraint de toujours trouver de nouveaux territoires à coloniser. L’impératif de croissance que pose le capitalisme ne peut que renforcer la nécessité de marchandiser des nouveaux territoires pour survivre

Nous sommes donc obligés de ne pas sous-estimer le rôle de l’économique. Je dirais même qu’il est obligatoire de considérer l’impératif de reproduction du capital dans l’état de la nature – même si certains, comme Dominique Bourg, préfèrent Anthropocène à Capitalocène (Dominique Bourg, Une nouvelle Terre. 2018 : 21 et sq).

La reproduction du capitalisme et sa survie ont exigé la marchandisation du monde.

Il est intéressant de noter que le mathématicien et géographe flamand, Gerard de Kremer, a vu son nom latinisé en Gerardus Mercator. Gerard de Kremer est l’inventeur d’une projection cartographique qui porte son nom, pas celui de son origine, mais de son surnom.

Mercator, en latin, est un terme générique désignant les intermédiaires qui s’occupent de la revente des marchandises. J’ignore les raisons qui ont motivé l’attribution de ce surnom, mais, dès le XVIe siècle – sa première carte du monde date de 1538 et sa projection permet la réalisation des mappemondes, forme que l’on domine et qu’on peut faire tourner, dans un sens ou dans l’autre, selon notre bon plaisir –, l’espace s’éloigne des représentations de Ptolémée et devient « de Mercator ». Si l’acte est manqué, il n’en demeure pas moins beau tel certaines anagrammes de Jacques Perry – Salkow.

Pour ce qui est de la marchandisation, si l’on reprend l’analyse de Paul Ariès (Gratuité vs Capitalisme), on distingue trois étapes.

  1. les enclosures : la privatisation des communs.
  2. l’extension de la propriété intellectuelle (la confusion créée entre le découvreur et l’inventeur – aujourd’hui tout est brevetable et protégé par des brevets).
  3. le transhumanisme comme gisement de marchandises à venir. « La marchandisation de l’environnement est la réponse du capitalisme à la crise écologique qu’il a lui-même générée. […] Cette marchandisation repose sur un réductionnisme puisqu’on retient (presque) exclusivement le carbone, […]. Cette marchandisation repose sur une évaluation-monétarisation qui ne concerne que des pratiques que le marché peut reconnaître. » (Ariès, 2018:39-40).

Utopie et Uchronie ! « Nous détenons une maîtrise croissante dans notre rapport au réel, pouvant dorénavant le plier à nos souhaits, à nos exigences, le soumettre à nos catégories, bientôt il ne nous opposera presque aucune résistance. […]. L’idéologie du progrès initié par les Lumières, issus pour une large partie d’un mouvement anticlérical et laïc voulant, dans son impulsion première, se défaire d’un ordre religieux sclérosant, déboucherait plus de deux siècles plus tard sur la réalisation en acte d’une vision millénariste. » (Sadin, L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, 2018:218).

Dans l’incapacité de « dominer complètement » la nature, l’humain a la possibilité d’utiliser le langage pour « faire disparaître le réel ». Parmi les stratégies qu’offre le langage : utilisation de mots plastiques, euphémisation signifiant/signifié (la femme de ménage devient technicienne de surface et le chaudronnier spécialiste de métaux en feuilles), recours au pléonasme et à l’oxymore (développement durable, responsabilité sociale, économie solidaire, etc.), floutage par l’emploi du globish (la restructuration = down sizing, direction = governance, etc.), …

Un « Mot plastique » (ou « mot amibe ») : mot ayant d’abord appartenu à la langue courante, où il possède un sens clair et précis, puis il est utilisé par la langue savante avant d’être repris aujourd’hui par la langue des technocrates dans un sens si extensif qu’il ne signifie plus rien, sinon ce que veut lui faire dire le locuteur individuel qui l’emploie. (d’après le linguiste Uwe Pörsken, cité par Serge Latouche, 2004, Survivre au développement).

L’imprécision du langage s’accompagne, dans le même temps, d’un surplus de netteté de l’image, dans l’accroissement des millions de pixels.

Ère de l’hyperréel et des simulacres. « La rhétorique du réel signale déjà que le statut de celui-ci est gravement altéré (l’âge d’or est celui de l’innocence du langage, où il n’a pas à redoubler ce qu’il dit d’un effet de réalité). Le surréalisme est encore solidaire du réalisme qu’il conteste, mais redouble par sa rupture dans l’imaginaire. L’hyperréel représente une phase bien plus avancée, dans la mesure où même cette contradiction du réel et de l’imaginaire y est effacée . L’irréalité n’y est plus elle du rêve ou du fantasme, d’un au-delà ou d’un en-deçà, c’est celle de l’hallucinante ressemblance du réel à lui-même. (Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, 1976:112).

Et, je cite de mémoire une des thèses de La Société du spectacle (Debord) : la réalité a besoin de l’image qui la redouble pour exister comme réalité !

Une sociopathologie participe également à la disparition du réel, dans l’hallucinante ressemblance du réel à lui-même : la quantophrénie. Tout doit être mesuré et tout ce qui ne peut être mesuré ne peut exister. La vérité et derrière les nombres  comme  la santé  sera Derrière n’est pas  que ta montre connectée aura comptés. Voir Vincent de Gaulejac, La Société malade de la gestion et Alain Supiot,   sur France Culture, fin 2018-début 2019 – Généalogie de la démocratie économique. La Gouvernance par les nombres. Et, chez Fayard, Cour du collège de France 2012 – 2014. Voir également le livre de Alain Abelhauser, Gori Roland et Marie-Jean Sauret, 2011, La Folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude.

La « morale » n’est pas une catégorie qui s’applique à Gaïa, insensible aux notions de Bien et de Mal. La reproduction du capital, pour la survie du capitalisme, a besoin de se passer de la transcendance que réclamerait une morale.

Épuisement de l’énergie libidinale dans les impératifs que pose le divin marché (voir Dany-Robert Dufour, 2007, Le Divin marché. La révolution culturelle libérale).

Le marketing et la publicité flattent les pulsions en faisant croire au désir (voir Jean-Pierre Lebrun, 2007, La Perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui. Mathias Roux, 2018, La Dictature de l’Ego. En finir avec le narcissisme de masse.) Et bientôt, l’Exosomatique pour les chiens…

© Reiser. Hara Kiri

Le Marché ? Un Veau d’or plaqué par sa dorure.

Aimé Shaman