À la tienne, Étienne (de La Boétie) !
Nous nous offusquons de ce que la NSA nous flique, mais rien à redire à l’alimentation volontaire de mes données via Internet, téléphone portable, cartes de crédit et… tous les autres chemins dont je n’ai pas conscience. Le totalitarisme fait donc peur à la servitude volontaire qui a besoin de continuer de croire au libre arbitre.
Éric Sadin. 2015. La vie algorithmique. Critique de la raison numérique.
L’Open data sonne l’épuisement définitif du politique entendu comme l’élaboration de projets soumis à la délibération démocratique, et glisse vers une régulation algorithmique, automatisée et sans signataire de la vie publique. Le dessein consiste désormais à assurer une gestion la plus efficace au moyen de joysticks imperceptibles, permettant de réagir en quasi temps réel aux conjonctures : « Diriger : décider sans gérer. ANT. – Gérer : diriger sans décider. » écrivait avec légèreté et gravité mêlées l’économiste Georges Elgozy. La temporalité de l’action politique se compresse, ne s’accordant plus la distance nécessaire à la réflexion et à la maturation pour se calquer subrepticement sur le principe de la circulation des flux numériques à la vitesse de la lumière et de la réactivité sans délai à l’œuvre dans les réseaux. Dimension qui atteste de l’imprégnation insidieuse du politique par une technique qui ne travail pas frontalement à sa désagrégation, mais qui de facto étant de partout son influence agissante par la nature de ses productions et leur diffusion planétaire. Dorénavant, la puissance de gouvernementalité sur les êtres et les sociétés se situe principalement du côté de l’industrie du traitement massif des données, qui représente le cœur d’une nouvelle forme prégnante et expansive de pouvoir : le TECHNO-POUVOIR.
[…]
Le techno-pouvoir ne représente pas une instance qui déciderait de la politique intérieure ou extérieure d’une nation, qui gérerait des budgets publics, ou qui se soucierait de la meilleure préservation de la société et des conditions de vie. Il est composé d’une foultitude d’acteurs épars, qui agissent toujours plus profondément sur le cours des existences et des choses, produisant des effets de gouvernementalité : le pouvoir n’est pas une substance. Il n’est pas non plus un mystérieux attribut. Le pouvoir n’est qu’un type particulier de relations entre individus. […] Le trait distinctif du pouvoir, c’est que certains hommes peuvent plus ou moins entièrement déterminer la conduite d’autres hommes – mais jamais de manière exhaustive ou coercitive. » C’est exactement suivant cette orientation, mais de façon imperceptible, sous des contours avenants et séduisant, que ce déploie la pleine puissance du techno-pouvoir. Nébuleuse globalisé et hétérogène qui malgré la paradoxale discrétion – quasi paranoïaque – qui la caractérise, et doté de « visages » est affublé de noms : Google, Microsoft, IBM, Oracle, Apple, Amazon, Facebook, Twitter, Netflix, Alibaba, Baidou, Samsung… Soit les industries […] qui structurent massivement le fonctionnement des sociétés et accompagnent le quotidien de milliards d’individus.
Le techno-pouvoir représente le vecteur majeur qui concourt à l’« impermanence contemporaine des choses », ne cessant de produire de nouveaux systèmes, objets, schémas d’organisation, à des cadences sans cesse accélérées, érigeant la rupture permanente comme le principe fondateur de sa « philosophie ». Chaque projet en cours cherche à rendre caduques les paradigmes préexistants […].
Le techno-pouvoir est autonomisé, il ne se soucie que de ses seuls desseins, procède comme bon lui semble, selon ses propres règles, ignorant toute contradiction. […].
le techno-pouvoir méprise le pouvoir politique, et plus encore le droit, il considère tout encadrement ou restriction de son champ d’initiative comme un abus. Il est d’esprit libertarien, se contente de quelques commandements réduits au strict minimum, […].
le techno-pouvoir entend transformer le monde, il s’offusquerait de « voir les choses en petit », édictant des règles non écrites et synchrones à l’échelle globale. […]. Il ne revêt pas l’allure d’un monstre froid, sait au contraire manier la séduction, tant par les objets et les systèmes qu’il produit que par l’image qu’il veut donner de lui-même, d’allure cool et avenante. […].
Le techno-pouvoir s’incarne dans des figures charismatiques, vite devenus des stars ou des gourous planétaires. Elle lui donne la, l’humanise, personnifie son génie hors normes. […].
Enfin, le techno pouvoir contredit l’idée postmoderne qui est affirmée, à la suite de Michel Foucault, que « le pouvoir est partout », […]. Non seulement le pouvoir n’est pas partout, mais sa source, son cœur, peuvent être aujourd’hui précisément pointés : il se situe dans les laboratoires de recherche animé par les rêves sans limite des ingénieurs.
(pp. 198–203. – je n’ai pas tenu compte des notes de bas de page)
A l’Angelus 3 fois par jour ont succédé les sonneries des portables. Le public intervenait dans le privé pour obliger à l’arrêt. Maintenant, le public s’immisce dans le privé pour contraindre à l’accélération.Aimé Shaman