Intermède Zoo

Eh,  l’virus, Presse-les !!!             

Barbarie, nf.: Subtile stratégie élaborée par notre civilisation pour supporter l’accélération du progrès.

Stéphane Legrand. Dictionnaire du pire.

Le virus offre un magnifique alibi à nous penser empathiques, sympathiques, miséricordieux, débordants d’humanité et d’affection ± sirupeuse, bienveillants, compassionnels, fraternels, etc. Dans le même temps, il nous offre une magnifique opportunité de développer une obsession comptable, en tenant le décompte macabre des « morts du Covid ». Comme pour mieux oublier les morts par détresse respiratoire dus à la pollution, tout en permettant de nous réjouir de l’air redevenu pur, à cause du confinement. Ma schizoïdie fonctionnelle rôde toujours !

Nous affichons la certitude de la nocivité du virus, en alignant des chiffres – manifestation de la pathologie dont nous souffrons, la quantophrénie – alors que nous ne savons rien de la validité de ces chiffres, dans la mesure où nous ne sommes pas certains des causes de décès : dus au grand âge, à la comorbidité, etc. Fétichisme du nombre et de l’idée statistique, dans un monde où la gouvernance s’est substituée au gouvernement.

Est-ce sombrer dans le complotisme que d’évoquer le discours catastrophiste comme porteur de besoins de recherche, prémices au développement de produits et services. Dans une deuxième interview à Phusis.ch, le 6 mai 2020, Jean-Dominique Michel mentionne les « modélisations délirantes de l’EPFL. » Les ingénieurs de cette école savent bien que s’ouvre pour eux un formidable marché de la recherche, et qui va relancer l’économie de la santé.

Dans l’état de déliquescence de nos démocraties et dans la part laissée au « commun », nous avons perdu de vue que le groupe et les relations humaines sauvent souvent plus que la médecine. Comme le dit Michel, nous sommes en panne sociétale sur ce qui génère de la santé (voir plus bas les propos de David Courpasson sur ce qui provoque la violence inter-individuelle).

La médecine ne connaît pas la santé, elle s’intéresse juste à la maladie. Et elle fait des progrès, la médecine, en inventant sans cesse des maladies nouvelles. Et nous, consommateurs de médecine, descendants des patients du Docteur Knock, nous nous rendons malades en pensant que nous sommes peut-être en mauvaise santé ! Et nous sommes effectivement malades des conditions de la vie économique : à cause du virus, nous allons connaître le chômage et nous n’allons plus pouvoir payer les traites qui nous permettaient de nous croire heureux, dans l’accumulation de biens matériels…

Il ne reste que moi, face à Moi, vivant l’échec de ne pouvoir faire fructifier le « capital humain » que m’avait vendu le « développement personnel ». Responsable de mon échec, je me retourne vers LA santé.

« La crise a mis au jour une tendance lourde de notre temps, que j’appelle le pan-médicalistme : une idéologie qui fait de la santé la valeur suprême (à la place du bonheur, de l’amour, de la justice, de la liberté…) et qui conduit du même coup à tout soumettre à la médecine – non plus seulement le traitement de nos maladies, ce qui est normal, mais la gestion de nos vies et de nos sociétés, ce qui est bien plus inquiétant ! […] Attention à l’ordre sanitaire » (André Comte-Sponville).

Ne pas oublier que si l’hygiène peut sauver, l’hygiénisme rend sûrement con !

© Chapatte. Le Canard Enchaîné, 2020.05.06

Dans un entretien avec Sybille Laurent, à propos de son livre, Cannibales en costume – Enquête sur les travailleurs du XXIe siècle, David Courpasson est on ne peut plus clair : qu’il s’agisse de l’entreprise actuelle ou de l’usine ancienne : « dans les deux cas, nous sommes dans un contexte social où le cœur du réacteur est une course qui épuise les corps et les esprits. Course après la chaîne, après la machine ou le chronomètre ; course contre les autres, contre soi-même pour être vu comme le meilleur, le plus parfait ou simplement celui qui suit le rythme… ».

À l’objection qui lui est faite d’un risque de disproportion à utiliser le terme « cannibalisme », Courpasson nous dit que ce sont les gens du terrain qui utilisent le terme. « Si l’autre devient principalement un concurrent, un obstacle à sa réussite propre, quelqu’un avec lequel nous avons globalement une relation de type  » guerrier « , alors celui qui gagne a, en quelque sorte,  » bouffé l’autre « . » Et de poursuivre qu’on devient cannibale en costume  « lorsque l’on est confronté personnellement à des situations de tension violente dans lesquels  » soit je gagne soit je perds « . On devient alors prêt à tout. Le travail, malgré tous les discours sirupeux qui l’entourent, n’est pas un lieu où l’on fait des compromis : quand il faut choisir quelqu’un à promouvoir ou à licencier, c’est l’un ou l’autre, rarement les deux. Par ailleurs l’autre devient de plus en plus un étranger, pas forcément digne d’intérêt. » Ce qui est nouveau, dans les rapports sociaux au travail, « c’est le fait que les désirs mêmes de solidarité se sont largement amoindris. Je vois par exemple des individus qui renoncent à investir dans les collectifs durables, qui ne voit pas les  » camarades  » de travail comme des soutiens potentiels, qui hésite à s’impliquer dans l’existence de l’autre. […] D’un certain point de vue, le travailleur d’aujourd’hui ne compte que sur lui-même et devient par conséquent à la fois vulnérable et plus agressif. Il est mû par la crainte du lendemain car il décide finalement de pas grand-chose sur son avenir personnel. »

Courpasson conclut cet entretien en faisant référence à Zygmunt Bauman et à la notion de « liquidité ». « Tout est précaire : les sorts, les critères, les jugements, la légitimité des décisions, et in fine, la confiance que je peux accorder à tel ou tel individu. »

Quand mon poste de travail dépend d’un fonds de pension qui doit satisfaire des actionnaires, rentiers, basé en Floride, que mon hypothèque et le leasing de ma voiture dépendent de ce poste de travail, que j’ai fondé mon estime de moi sur ma maison et cette voiture, on peut comprendre qu’il y a de quoi devenir « cannibale » ! On peut comprendre aussi pourquoi, dans les entreprises, de plus en plus d’employés posent le diagnostic sauvage de « pervers narcissique » pour désigner des comportements dont ils ont à subir la violence.

Oui, le virus est décidément bien pratique, vecteur d’une maladie que la nature nous envoie et qui nous permet de dissimuler les pathologies que nous créons. Oui, ce virus nous fournira les arguments nécessaires pour lutter contre cette méchante nature qui nous a fait mortels et que nous ne finissions pas de domestiquer (association d’idée : à la télévision, on m’a présenté, un de ces derniers jours, un « grand méchant loup », dans les rues de Martigny. Il avait tellement peur qu’on avait de la peine pour lui. À moins que cet animal tellement pervers feigne la peur pour mieux revenir « égorger nos fils et nos compagnes »…).

Avis intéressant que celui de Byung-Chul Han qui, dans un article, Le retour de l’ennemi, mis en ligne le 5 mai 2020, sur le site de Philosophie Magazine :

« La société organisée sur un modèle immunologique est marquée par les frontières. La mondialisation avait construit ses barrières immunitaires pour laisser la voie libre au capital. […]

Nous avons, à vrai dire, vécu pendant très longtemps sans ennemi. La guerre froide est terminée depuis trois décennies. Jusqu’à récemment, le terrorisme islamique été relégué au loin. Il y a 10 ans exactement, je soutenais dans mon essai La Société de la fatigue la thèse que le paradigme logique, qui repose sur la vitesse de l’ennemi, n’était plus pertinent pour parler des sociétés dans lesquelles nous vivions. La société organisée sur un modèle immunologique, comme du temps de la guerre froide, est marquée par les frontières, les clôtures – lesquelles entravent la circulation des marchandises et du capital. La mondialisation a déconstruit ses barrières immunitaires pour laisser la libre voix au capital.

La promiscuité et la permissivité générale, qui se sont emparées de tous les domaines de la vie, ont aussi contribué à ébranler la négativité de l’étranger ou de l’ennemi. Les dangers qui nous menacent aujourd’hui ne proviennent pas de la négativité de l’ennemi, mais d’un excès de positivité – qui s’exprime comme suractivité, surproduction et surconsommation. La négativité de l’ennemi ne correspond pas à nos sociétés permissives et sans frontières. L’oppression d’autrui laisse la place à la dépression ; l’exploitation d’autrui est remplacée par l’auto-exploitation et l’auto-optimisation volontaire. Dans la société de la performance, l’homme est d’abord en guerre contre soi-même. »

La lecture de l’article, dans sa totalité, et bien sûr conseillée.

© Andreas Locher. Couverture du livre de Stiegler, [2013, Champs] De la misère symbolique.

Schizoïdie.

Des jeunes actifs, éventuellement cannibales, se trouve, sous les effets du virus, pris de compassion et plein de précautions pour la vie de leurs aînés – On ne va pas faire du Pierre Desproges en suggérant que les grands-parents gardent les enfants et que, quand les enfants seront finis d’élever, les grands-parents seront rangés à la maison de retraite.

Un présent sans histoire peut se trouver débordé par un futur sans avenir.

Aimé Shaman