Le complexe d’Orphée (1)

Le complexe d’Orphée (1)

Michéa, à consommer sans modération !

Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. (2011. Paris. Flammarion).

[…] les anciens Grecs avaient pressenti, à leur manière, la nature profonde de ce qui unirait, des siècles plus tard, toutes les composantes philosophiques (de droite comme de gauche) du libéralisme développé. Hermès n’était-il pas, à la fois, le dieu des voleurs, des (262) marchands et de la communication? En ce sens, on pourrait dire que le capitalisme moderne est une société hermétique.
[…]
Dans la mesure où la maîtrise d’un métier suppose, par définition, un apprentissage très long et l’acquisition d’une expérience spécifique (que ce soit celle de l’imprimeur, du menuisier, du médecin ou du professeur de mathématiques), elle confère toujours à ceux qui le pratiquent la possibilité d’exercer un véritable contrôle sur tout le cycle de leur activité et de disposer ainsi d’une large autonomie. C’est précisément cette autonomie – et le savoir-faire sur lequel elle repose – que le Capital a perçue, dès l’origine, comme un obstacle majeur à son emprise totale sur les travailleurs qu’il employait à son service [1].
Depuis Frederick Taylor (à la fin du XIXe siècle) l’objectif de l’entreprise capitaliste a donc toujours été de la réduire au maximum, d’abord en séparant, pour chaque activité professionnelle, les tâches de conception et d’exécution (l’ancien ouvrier de métier devenait dès lors dépendant du bureau d’études et du bureau des méthodes); ensuite en s’efforçant de décomposer ces tâches d’exécution en autant de gestes simples et chronométrés dont l’accomplissement pouvait se prêter à un contrôle précis par l’encadrement et les contremaîtres, et qui n’exigeait plus que des compétences générales (ou qui, du moins, pouvaient être acquises en un temps limité).

Cette nouvelle forme d’organisation du travail (la chaîne de montage en est le symbole historique mais l’informatisation des tâches produit aujourd’hui des effets comparables) ne permettait cependant pas de régler tous les problèmes rencontrés par Taylor. Elle laissait, en effet, aux travailleurs – même dépossédés de leur ancienne culture de métier – la possibilité d’agir encore de façon solidaire et de faire politiquement front lorsque leur dignité collective était en jeu. C’est pourquoi l’étape suivante du processus de standardisation du travail – franchie au cours des années 70 (avec la CFDT dans le rôle de l’idiot utile) – consistera à déléguer aux travailleurs eux-mêmes (travailleurs dont l’autonomie avait déjà été considérablement réduite même si, paradoxalement, ils étaient souvent plus diplômés que leurs prédécesseurs) le soin d’«autogérer» leur propre exploitation et de devenir, en quelque sorte, leurs propres contremaîtres.

À cette fin, chaque collectif de travail (l’ensemble étant désormais organisé en réseau) était invité à définir lui-même son «projet» et ses «objectifs» et à entrer ainsi, pour les réaliser, en compétition avec tous les autres. Avec cette nouvelle manière de diriger l’entreprise – fondée sur la mise en concurrence systématique de tous les travailleurs – la classe dominante espérait substituer définitivement l’«esprit d’équipe» (dont la célébration est désormais au cœur de toutes ses propagandes) à l’ancienne conscience de classe [2]. (Michéa, 2011 :262-4)

L’homme désormais ne sera plus question existentielle, il ne sera plus que réponse utilitariste. Aimé Shaman