Le moment de croire au Père Noël…

Le moment de croire au Père Noël…

Si je ne crois pas au Père Noël aujourd’hui, quand y croirais-je ?
Travail sur le thème « Être acteur dans une démocratie technique », travail faisant suite à deux jours de conférences et qui doit donner lieu à une publication au début de 2016. L’apparente abondance des signifiés doit-elle faire craindre l’insignifiance ?

Bernard Stiegler. 2015. La société automatique. 1. L’avenir du travail. Paris. Fayard.

Les savoirs demandent du temps : du temps nocturne pour dormir et pour rêver, du temps diurne pour songer, réfléchir et agir en déterminant les contenus de ses bons et mauvais rêves nocturnes et rêveries diurnes pour les matérialiser, les transmettent et les recevoir des autres aussi bien que pour les combattre : pour apprendre ce qui résulta des songes et des rêveries, réflexions, théories et inventions des autres. il faut du temps pour confronter les temps des rêves réalisés et déréalisées, ce que peut-être les Australiens aborigènes appellent le dreaming : du temps pour délibérer et pour décider, en s’inscrivant dans de nouveaux circuits de transindividuation formés par ces rêves, et en les poursuivant par des bifurcations qui les désautomatisent.

La position, qui est aussi un temps spécifique d’intermittence, c’est ce qui, pour aboutir positivement à son terme, requiert l’invention supplémentaire d’une organologie politique, s’il est vrai que ce qui est en jeu et en gestation au terme de cette « métamorphose », c’est une autre organisation sociale portée par les nouveaux organes numériques – parachevant le nouveau « système technique » au sens de Bertrand Gille, dont l’origine est issue du choc initial de cette transition, et qui doit être socialisé et configuré par la nouvelle organisation sociale transindividuée par l’invention thérapeutique qui doit susciter le nouveau pharmakon.

Parmi les transformations technologiques, certaines provoquent des changements de système technique. C’est le cas avec la technologie numérique. Et parmi les changements de système technique, certains provoquent des changements de civilisation : c’est le cas de l’écriture manuscrite et de l’imprimerie, et c’est évidemment aussi le cas du système technique numérique. Mais, d’autre part, cette transformation fait certainement apparaître une nouvelle forme de vie humaine au sens où en apparurent à l’époque du Paléolithique supérieur puis avec le Néolithique.

Une transformation d’une telle ampleur et tellurique au sens où, faisant se mouvoir le sol sur lequel sont bâtis les édifices les plus solides et les plus anciens, elle bouleverse les fondements de la vie dans tous ses aspects, et pas seulement de la vie des êtres humains. Cette amplitude, si extraordinaire qu’elle paraît sortir des limites de l’Histoire et de la Protohistoire, et ce que l’on appelle l’Anthropocène.

Ce qui est en jeu dans la nouvelle organisation sociale qu’il faut rêver, concevoir et réaliser – c’est-à-dire instaurée et instituée comme therapeia du nouveau pharmakon –, c’est le temps du savoir tel qu’il pourrait et devrait être gagné par et sur l’automatisation, et qu’il s’agit de redistribuer. Pour cela, il faut sortir du taylorisme, du keynésianisme et du consumérisme en organisant autrement et l’économie, et la société, aussi bien que l’élaboration et la transmission des savoirs eux-mêmes. Il faut le faire à travers une invention supplémentaire conduisant à une invention catégoriale, c’est-à-dire un changement épistémique fondamental débouchant lui-même sur une réinvention des institutions académiques aussi bien que de l’industrie éditoriale.

Pour anticiper et préparer cela, c’est-à-dire pour mobiliser et former les forces sociales capables de porter et d’inventer cela, il faut anticiper le nouveau choque qui va se produire après échéance – et qui sera extrêmement brutal, par ce qu’il porte en lui la fin de l’emploi. Il faut s’engager de façon résolue et sans attendre dans le changement social appelé par la période actuelle de transition tel qu’il passe par ce nouveau choc technologique de l’automatisation généralisée et donc de la robotisation. À partir de cette mutation des conditions de la production, la sortie du monde industriel fondé sur l’emploi et la redistribution par les salaires se produira quoi qu’il arrive. soit elle est anticipée et négociée, soit elle provoquera une explosion de violence.

Soit l’automatisation généralisée – telle qu’elle déploie ses effets dans toutes les dimensions de l’existence et dans tous les secteurs de l’économie, dés-intégrant l’une (l’existence) autant que l’autre (l’économie) – se produira par la seule force des faits, déchaînant le heurt des intérêts particuliers et nationaux, soit elle conduira à l’installation d’un nouvel État de droit qui devrait devenir l’objet d’une négociation planétaire à toutes les échelles de localités et comme la constitution de ce qu’en reprenant un terme de Maus nous appelons l’internation.
[…]
La gouvernementalité algorithmique imposée par le capitalisme computationnel 24/7 nous deviendra une société automatique (plutôt qu’une « dissociété ») que si elle remet la technique au service des agencements entre les temps d’intermittence et les temps soumis à la subsistance, entre les automatismes et leurs désautomatisations projet triste de consistance. Dans une société où le savoir devient la première fonction de production (et le premier – sinon le seul – à l’avoir vu et conçu est Marx), la nouvelle valeur qui refoulera l’économie aussi bien que la politique sera non plus le temps de l’emploi, mais le temps de savoir, c’est-à-dire la néguentropie constituant une néguanthropie et ouvrant l’âge du néguanthropocène. (pp. (158–61).

Équivoque et confusion dans la croyance que le réseau est un rhizome.Aimé Shaman