Si j’aurions su, j’l’aurions lu (2)

Si j’aurions su, j’l’aurions lu (2)

Quelques propos de Paul Jorion extraits de Misère de la pensée économique (2015, Flammarion)

Le principe d’individualisme économique. (Paul Jorion, 2015:70).

« J’ai déjà évoqué l’une des prémices de la « science » économique : le principe d’individualisme méthodologique selon lequel rien n’apparaît dans le comportement collectif d’une collection d’individus, si ce n’est une simple addition des comportements individuels. La philosophie qui sous-tend une simulation constitue précisément l’inverse, à savoir que peuvent apparaître des effets d’ordre global qui ne pouvaient être imaginés à partir de la simple compréhension du comportement individuel. Il existe donc une véritable contradiction entre le présupposé selon lequel des informations neuves et une meilleure compréhension peuvent résulter d’une simulation, est l’un des principes fondateurs de la  » science  » économique : l’individualisme méthodologique, qui rejette explicitement l’idée qu’un comportement collectif résultant des interactions entre les éléments en présence pourraient faire apparaître une structure autre que la simple somme des comportements particuliers.
« À propos d’un outil de simulation  » modèle d’agents « et des résultats des comportements étudiés que le logiciel dégageait] Une observation qui se dégageait des comportements étudiés étaient que, pour qu’un marché soit équilibré, c’est-à-dire pour que les prix oscillent au sein d’une bande de variation relativement stable, permettant aux marchés de survivre, une condition devait être remplie : il fallait qu’à chaque instant la moitié des agents passant un ordre se trompe sur l’évolution du prix à la hausse ou à la baisse lors de la transaction suivante, tandis que l’autre moitié, elle, aurait vu juste. C’est la, bien entendu, le même résultat ce que celui qu’on obtiendrait – en l’absence d’une tendance nettement développée – en jouant à pile ou face la décision d’acheter ou de vendre. » (Paul Jorion, 2006:252-253).
« La  » science  » économique affirme que l’on ne trouve sur les marchés que des agents rationnels dont le comportement est optimal grâce à une utilisation  » efficiente  » des informations auxquelles ils ont accès : non seulement c’est là une condition pour que le prix soit  » objectif « , mais elle se trouve remplie dès lors que le cadre dans lequel auront lieu les échanges assurent à tout un accès identique à l’information. Or, ce que cette simulation nous révèle est bien différent : pour que les marchés restent relativement équilibrés, à l’abri d’un krach éventuel, ces agents dits rationnels doit se comporter comme des parieurs jouant leur prochaine décision à pile ou face. ». (Paul Jorion, 2015:72).

Notre méconnaissance de l’évolution future du cours boursier d’une action ou d’un contrat à terme constitue la condition nécessaire pour que son marché puisse se perpétuer. […].
Le nombre des participants se réduit peu à peu sur un marché simulé : certains clients perdent, mangent leurs réserves et finissent par disparaître. C’est là l’autre observation intéressante que révéla cet outil de simulation : on assistait, comme dans le monde réel, à une concentration inexorable de la richesse. (Paul Jorion, 2015:73).

[…]. On vient de voir que les marchés boursiers sont aujourd’hui la proie d’automates qui s’affrontent dans leur cadre. Derrière les algos, il y a bien sûr des programmeurs, […]. Il n’empêche que certaines techniques d’apprentissage, pour ses algos, comme les réseaux neuronaux les algorithmes génétiques (au fonctionnement intime impénétrable pour l’œil humain), rendent leurs comportements très largement autonomes tant qu’ils sont à l’œuvre. […].
La question qu’il convient de se poser aujourd’hui le plus sérieusement du monde est : disposons-nous encore du pouvoir sur les ordinateurs et les automates (à part, bien entendu, celui de couper le courant), et, si nous l’avons perdu, comment faire pour le reprendre ? (Paul Jorion, 2015:74-75).
Le problème rencontré avec les subprimes, c’est que, dans la plupart des cas, le système de constitution de réserves à l’intérieur des titres composés à l’aide de tels prêts hypothécaires individuels s’est révélé insuffisant. (Paul Jorion, 2015:97).

Paul Jorion raconte comment les triggers – « gâchettes » ou « déclencheurs » qui autorisent à aller puiser dans les réserves pour transférer les sommes là où elles viennent à manquer -n’étaient pas pris en compte dans la modélisation des Asset-Back Securities (ABS). Point dans la firme où il travaillait aux États-Unis (Countrywide – leader sur le marché des ABS), il était précisé que la firme assurant l’audit comptable n’y voyait rien d’anormal « la  » norme sectorielle  » étant en effet d’ignorer l’impact éventuel de ces déclencheurs dont l’intérêt était purement théorique, puisqu’ils n’étaient, dans les faits, jamais activés. (Paul Jorion, 2015:99).

Des risques de non-remboursement existaient bien entendu, et, dans le cadre de la « théorie du portefeuille efficient » de Markowitz, on imaginait que les banques, des compagnies d’assurances, des particuliers allaient acheter ces instruments de dette, ces titres, qu’il en résulterait une diversification opérant une redistribution fine du risque au sein de la population, et qu’en conséquence ce risque disparaîtrait en tant que tel en raison de son infinie dispersion. Nul n’avait noté que, si le souci de diversification rend les différentes unités individuellement plus robustes, il les rend uniformes et fragilise en conséquence l’ensemble du réseau qui les relie. Quoi qu’il en soit, les discours d’Alan Greenspan étaient à l’époque émaillés de considérations de ce genre : le risque associé à ces titres deviendrait quasiment nul à force d’être dilué. (Paul Jorion, 2015:101).

Le prix des ABS adossés à des crédits subprime baissa par à-coups pendant toute l’année 2007. C’est durant l’été que les milieux financiers prirent conscience que, contrairement aux assertions de Greenspan et consorts, le risque associé aux titres ne s’était aucunement dilué. Bien au contraire : pour la raison que j’ai dite, les principales banques mondiales avaient accumulé ses collections de prêts subprime dans leur portefeuille et le risque se trouvait extrêmement concentré. Au lieu de se disperser au moment de leur émission, le risque lié aux ABS c’était en réalité concentré sur le moment même, seul un tout petit nombre d’établissements financiers les ayant en réalité achetées en raison de leur rendement très élevé et de leur très faible risque de défaut apparent, garantie par les excellentes notations que leur avaient attribuées les notateurs. (Paul Jorion, 2015:104-5).

[…] : la dynamique en cours était celle d’une bulle financière, et tant que celle-ci enflait, Il était raisonnable, à la fois pour celui qui emprunté et pour celui qui prêtait, d’agir comme il le faisait, d’autant plus que des autorités en la matière, tel M. Greenspan, affirmer qu’il ne s’agissait pas d’une « bulle », mais d’un ajustement du prix de l’immobilier résultant du fait que le secteur de la construction étaient moins sensibles que d’autres au gain de productivité du à l’informatisation. (Paul Jorion, 2015:107).

[Voir Paul Jorion, 2007, La Crise du capitalisme américain, et, 2008, L’Implosion : la finance contre l’économie. Ce que révèle et annonce la crise des subprimes].

Moralité : Bernard Madoff a mieux compris le système que Alan Greenspan.

L’émasculation par l’évaluation a supplanté la castration par la soumission. L’expertise a remplacé le patriarcat. L’expert rétrograde le père au rang de simulacre, ex père ! Aimé Shaman