Sortir du troupeau des Ego-grégaires

Sortir du troupeau des Ego-grégaires

Ayant récemment animé des groupes d’enseignants et les ayant interrogé sur les aspects qu’ils trouvaient positifs et négatifs de leur activité, revenait souvent la peine à assumer de devoir évaluer car « c’est subjectif ! ». Il me semble que nous avons là un excellent exemple de ce qui pourrait fonder (entre autres) la contre-productivité de l’école.
Le refus de s’assumer Sujet dans un rapport de minorité me semble fonder une obligation à blinder son Ego et par là-même à rejoindre le troupeau.

Cynthia Fleury. 2015. Les irremplaçables. Paris. Gallimard.

L’irremplaçable autorité. La sortie de l’État de minorité.

Penser par soi-même n’est nullement antinomique de la nécessité de s’inscrire dans la transmission. C’est d’ailleurs là qu’est le paradoxe. Car l’état de minorité existe bel et bien naturellement, un enfant étant par nature en état de minorité par rapport à un adulte. Mais si l’on y regarde de plus près, l’état d’enfance n’est pas un état de minorité comme un autre. Il est l’invariant de tous les hommes. En revanche, il se joue déjà dans l’enfance les prémices du maintien à l’âge adulte de l’état de minorité. Car comment résoudre le paradoxe suivant que devient la nécessité d’en passer par l’art maïeutique d’un tiers pour devenir connaissant de soi-même, si l’on n’a pas accès à ce tiers créateur ? Foucault rappelle à ce sujet le texte de Galien, Traité des passions de l’âme et de ses erreurs. Il n’y a pas de souci de soi, de sortie de l’état de minorité, ou encore une mise en œuvre de notre propre irremplaçabilité, sans en passer par la prise en compte de celle de l’autre, et de ce qui sera chez lui irremplaçable pour soi. En somme, il faut trouver cet autre qui assurera une grande part de la fonction créatrice de nous-mêmes. « L’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regarder une âme. » Chez Platon, la fécondité de l’âme est assurée par les hommes, entre eux, de maître à disciple, d’amant a aimé. S’adressant à Alcibiade, Socrate lui résume ainsi la situation : « Voici où tu en es : il n’y a eu et il n’y a personne qui ait été ni qui soit l’éraste d’Alcibiade, fils de Clinias, sauf un seul homme, celui quittait cher, Socrate, fils de Sophronisque et de Phainarète. » Cet autre qui sera le viatique d’Alcibiade vers le souci de soi, c’est Socrate, un autre en apparence très éloignée de lui, aussi laid qui est beau, aussi tempérant qu’il est impétueux, mais aussi homme qu’il est homme.

Galien parle d’un directeur de conscience, nous permettant de nous éloigner de notre propre complaisance envers nous-mêmes. « Tous les hommes qui se sont remis à d’autres de la déclaration de leur propre valeur, je les ai vus se tromper rarement, et tous ceux qui se sont estimés excellents, sans en avoir confié le jugement à d’autres, je les ai vu trébucher grandement et fréquemment. » Mais on peut rendre plus archétypale encore la fonction extérieure dont l’homme a besoin pour grandir. Car avant le jugement sur soi, ce qui est attendu de la part de l’individu vis-à-vis de l’autre, c’est l’attention à proprement parler qu’il peut lui témoigner dans son travail de connaissance de soi. Tout simplement l’éducation et l’enseignement. Autrement dit, sortir de l’état de minorité suppose de s’en remettre à autrui, du moins dans un premier temps, car ceux qui ne le feraient pas seraient menacés de « trébucher grandement et fréquemment ». Certes, trébucher revient à faire davantage d’erreurs dans sa progression. Mais qu’est-ce que « trébucher grandement » ? L’assertion de Galien ne concerne nullement les enfants. Elle concerne les adultes qui seraient tentés de se passer d’un autre pour consolider leur jugement sur eux-mêmes. Mais elle concerne entre autres choses, à savoir ceux qui sont en mal de filiation symbolique, autrement dit ceux qui sont contraints de se passer d’un autre pour grandir. C’est là où la question du mythe de l’origine reprend la main. Rancière définit ainsi le mensonge de Platon : ce n’est pas la nature qui fait la sélection mais la sélection qui fait la nature. « La nature doit être objet de décret pour devenir objet d’éducation. Elle est le présupposé que se donne le sélectionneur – éleveur des âmes pour commencer son travail de formation des natures. » Car, si l’autre est si nécessaire à la formation de l’individu, il est important d’interroger les motivations d’autrui à éduquer. Autrement dit, cet autre dont nous avons besoin, cet autre n’en est pas un. C’est un même. La nécessité de l’autre est vraie. C’est sans doute là que se résume toute la justice. Seulement, le mensonge s’insinue dès le départ en maquillant en autre celui qui ne l’est que trop rarement. Sortir de l’état de minorité, ce sera démystifier les ruses de la domination.