Gilets jaunes en Agora (3)

Gilets jaunes en Agora (3)

La démocratie capturée par le marché 

Je cite de larges extraits de la page de France Culture consacrée à cette émission. Je souhaite donner envie d’aller écouter la totalité du Cours de Alain Supiot et je suis convaincu qu’il y a dans ce cours, comme dans les précédent, beaucoup d’éléments permettant d’expliquer le « Mouvement des Gilets jaunes », lui-même manifestation d’un mouvement plus vaste qui inclue l’élection de Trump, le Brexit, etc.

Cours d’Alain Supiot. Texte tiré de la page de France Culture.

https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/la-democratie-capturee-par-le-marche

De Jefferson à Roosevelt, puis à Eisenhower, qui a mis en garde contre le « complexe militaro-industriel » en 1961, « l’accaparement du pouvoir politique par la puissance économique avait été perçu comme un danger mortel pour la démocratie ». Or le tournant néolibéral a renversé cette conception, comme il a emporté la citoyenneté sociale. 

Le juriste a montré comment dans la perspective de la « gouvernance par les nombres qui s’est progressivement imposée après-guerre », le débat a pu s’articuler en particulier sur « les rapports unissant croissance et inégalités de richesse ».

La démocratie va dès lors s’identifier à la capacité de soutenir la croissance par une politique économique et d’en répartir équitablement les fruits par une politique sociale, visant le plein emploi et la redistribution des revenus

La polarisation sur ces indicateurs a éclipsé la question du danger que représente pour la démocratie la concentration du pouvoir économique.

De fait, la démocratie économique s’est trouvée privée de substance et a été redéfinie. En fin de cours, Alain Supiot notait :

Le vrai sujet de cette démocratie n’est pas le travailleur mais le consommateur.  L’identification du citoyen à un consommateur qui doit pouvoir choisir librement le produit politique de son choix sur le marché électoral, marque le complet renversement des idéaux républicains qui avait présidé aux révolutions française ou américaine. Ils marquent aussi la capture de la démocratie par l’idéologie économique. 

Ce renversement posé, Alain Supiot nous a introduit à la notion de capture de la régulation qui :

désigne le fait qu’une agence de régulation, chargée de faire prévaloir le bien public dans le fonctionnement d’un secteur d’activité déterminée, tombe sous la dépendance  des groupes d’intérêts qui dominent ce secteur. 

Une telle capture est rendue possible par la dissymétrie de puissance économique et d’intérêt à agir, entre d’une part ces groupes d’intérêts et d’autre part le public en général. Il est par exemple assez évident que les Banques, les compagnies pétrolières, les industries pharmaceutiques ou les fabricants de produits chimiques, ont à la fois la motivation et les moyens de peser sur les organes chargés d’élaborer des règles destinées à réguler la finance, la pollution, les médicaments ou les pesticides. 

Ce poids est sans commune mesure avec celui des citoyens pris isolément ou même les associations de défense des consommateurs ou de l’environnement. Leur puissance est d’autant plus grande que l’indépendance présumée de ces autorités de régulation les fait échapper de facto au contrôle démocratique.

En conclusion de cette série de 9 séances, Alain Supiot indique :

« Apparue sous la plume de juristes comme Justice Holmes, l’assimilation de la démocratie au marché a pu se nourrir paradoxalement du New Deal. Le New Deal en effet, a été porté par la croyance dans une croissance illimitée, sorte de moteur économique de l’histoire, dont l’État social pouvait se servir pour concilier concentration  du capital et justice sociale. La dogmatique économique a ainsi acquis la position de surplomb qui est encore la sienne sur la scène juridique. Et cette dogmatique économique confère à son tour une légitimité « scientifique » à l’assimilation des idées et des croyances à des produits en concurrence sur un marché, et à la définition de la démocratie comme régime protégeant de toute espèce d’intervention législative la conception et la circulation de ces produits. Dès lors que la sphère du marché absorbe ainsi celle du politique (marché électoral) et celle du sacré (marché des religions), la figure du citoyen s’estompe au profit de celle du consommateur et l’éthique de la citoyenneté — faite d’éducation, d’indépendance dans et par le travail, ainsi que de respect de la vérité — perd son sens. »

« Le statut particulier qui était celui de la parole politique dans toutes les expériences démocratiques, c’est-à-dire d’une parole censée exprimer une certaine représentation du bien public et non la défense des intérêts privés n’a alors plus de raison d’être. Toutes les paroles se valent a priori sur le marché des idées et réduire la quantité d’argent qu’on peut y investir serait réduire la liberté de parole.  Le sens de la démocratie économique dès lors se retourne : elle ne désigne plus l’assujettissement de la sphère économique aux principes de liberté et d’égalité des citoyens, mais au contraire l’assujettissement de la sphère politique au libre jeu des lois de l’économie. »

Dans le dernier cour (France Culture, 17.01.2019) , Alain Supiot commente différents arrêts de la Cour suprême, dans le contexte de la réglementation du financement des campagnes électorales, qui sont« les expressions législatives de la politique de contrôle politique du pouvoir économique »,des années 1970 à 2016:

« Dans son arrêt Buckley v. Valeo l(1976), la Cour suprême valida les plafonds contributifs, dans la mesure où ils répondaient à un objectif de lutte contre la corruption. En revanche elle déclara inconstitutionnelles les dispositions relatives aux plafonds de dépense. Elle a fondé cette censure sur le Premier amendement, qui garantit la liberté d’expression et dont il est utile d’avoir les termes en tête : _Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis (_Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances.) »Déclarer les plafonds de dépense contraire à ce Premier Amendement suppose d’assimiler la liberté d’expression (freedom of speech) à une liberté de dépenser son argent. D’où l’importance cruciale de cette décision pour notre sujet : on y voit à l’œuvre l’installation en douceur du Marché comme base dogmatique de la liberté d’expression. »

Sans l’abandon de la croyance dans le ruissellement et sans redéfinition des rapports dans la répartition des patrimoines, il semble qu’il y ait peu de chance que ce qu’on l’on baptise le « Peuple » soit dégoûté par le « populisme ».

En attendant Bezos et Bolloré

Agriculteur à l’herbette se fera manger par ses bêtes.

Aimé Shaman