… est-il digne d’un don ?
Argent, nm. : Source proverbiale de malheur, que le riche parvient néanmoins à endurer avec une longanimité qui force l’admiration. Dieu merci, les pauvres n’en sont généralement pas affligés ; il faut dire qu’avec tout ce qu’ils ont déjà à subir, il ne manquerait plus que ça. Stéphane Legrand. Dictionnaire du pire.
Stéphane Legrand. Dictionnaire du pire.
Le livre dont je tire les citations aujourd’hui est celui d’Alain Caillé, 2019, Extensions du domaine du don. Demander-donner-recevoir-rendre. A noter également, Œil pour œil, don pour don. La psychologie revisitée (2018), écrit en collaboration avec Jean-Édouard Gresy). Alain caillé est un des fondateurs du MAUSS (mouvement anti-utilitariste en science sociale) dont il dirige la revue. Pdf. de l’Essai sur le don, de Marcel Mauss
Je limiterai mes citations presque uniquement à l’introduction du livre et à sa conclusion, conclusion dans laquelle Caillé met en parallèle et en relation d’équivalence la théorie du don, telle que développée par le MAUSS, et les concepts d’accélération / résonance développés par Hartmut Rosa.
Toujours le même principe : entre ( ), les nos de pages de l’ouvrage, et [ ], mes commentaires et réflexions. Pour mieux distinguer ces derniers, les caractères sont de couleurs différentes. Les notes et références internes aux textes originaux, sauf mention, ne sont pas prises en compte.
Caillé, Alain. 2019. Extensions du domaine du don. Demander-donner-recevoir-rendre.
[…] Le paradigme du don représente à ce jour la formulation anti-utilitariste – non économiciste si on préfère – la plus générale et la mieux à même de dialoguer avec tout un ensemble d’autres constellations théoriques existantes, par exemple les théories du care, ou celle de la lutte pour la reconnaissance, les sociologies pragmatisme, l’économie des conventions, l’histoire connectée, l’anthropologie, etc. (12).
[…] Il est nécessaire de ne pas limiter l’analyse en termes de don aux relations entre les personnes pour l’étendre au rapport des sujets à la vie, à la nature et à la créativité. Ce que je propose de faire ici grâce au concept de donation et d’adonnement. (13).
Sans anthropologie alternative, aucune politique ne sera possible. (14)
[Nous nous situons là clairement dans la critique de l’utilitarisme. Je n’ai donc pas beaucoup à me forcer pour adhérer. Caillé lie la politique à une anthropologie alternative. Il est effectivement temps de faire entendre une voix autre de celles qui prétendent l’être humain « rationnel ». Je mettrais volontiers cette proposition avec celles proposées par David Graeber pour une anthropologie anarchiste (Fragments of an Anarchist Anthropology. 2004. Prickly Paradigm Ed.). Avantage évident à l’anthropologie qui est une science plus exacte que l’économie n’est humaine.]
Le paradigme du don, […], ne prétend à aucune vérité particulière a priori. Le don, tel qu’exhumé par Mauss, constitue ce qu’il appelait un « phénomène social total ». (20).
[A partir d’Adam Smith] C’est un ordre social débarrassé de toute transcendance qu’il va s’agir d’édifier. Il n’obéira qu’à un seul mobile, un seul mot d’ordre : l’intérêt. (26).
C’est une société hors don, hors religion et hors domination politique qui va commencer à s’inventer. […] Une société dans laquelle les « intérêts de bien » l’emporteront définitivement sur les « intérêts d’honneur ». […] Ils [les économistes] entreprennent de généraliser le modèle de l’Homo œconomicus et de faire tendanciellement de la science économique la science sociale générale que la sociologie, malgré ses ambitions initiales, n’avait pas réussi à devenir. (29).
La première [leçon de Mauss] et que « l’homme n’a pas toujours été un animal économique, doublé d’une machine à calculer ». La seconde est que les sociétés premières (appelons-les comme ça) ne reposait pas sur le marché ou sur des contrats mais sur ce que Mauss appelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre. (30).
Il y a là une réalité sui generis qui ne peut pas être expliquée par autre chose qu’elle-même. Ce qui y inspire le don ce n’est « ni la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressé de l’utile ». Et il conclut « C’est une sorte d’hybride qui a fleuri là-bas. » […] Le don n’est pas gratuit, mais il y entre une dimension ou une part de gratuité ne serait-ce que sous la forme d’une marge de jeu entre le donné, le recevoir et le rendre. […] Le don est un opérateur d’alliance. C’est lui qui fait en sorte qu’on devienne ami plutôt qu’ennemi. (35) […]. Le régime du don n’est donc ni celui de la stricte inconditionnalité mise en avant par les tenants du pur amour ou du pur don, ni celui de la conditionnalité générale dont veulent uniquement connaître ceux qui ne savent raisonner qu’à partir de l’axiomatique de l’intérêt. Il est celui de l’inconditionnalité conditionnelle. (35-36).
[Le style de vie et les engagements que nous oblige à vivre la pandémie vident les discours des économistes orthodoxes de toute validité, en même temps qu’ils nous donnent peut-être conscience dans des compétences que nous croyons avoir perdues. À voir les réseaux d’entraide, les engagements professionnels des personnels hospitaliers, etc. quelle peut être la validité de l’argumentation autour d’un « homme rationnel » ? Combien gagnent les infirmières et infirmiers ? Quel est le salaire d’un éboueur ? Etc. Si ces professions brandissaient les valeurs qui sont celles des financiers, leurs représentant-e-s auraient jugé d’investissement de trop peu de rapport. Le 3 mai, à Genève, des employés de maison, des précaires, des sans-papiers, etc. on fait la queue pendant des heures pour recevoir un sac de nourriture d’une valeur d’env. 20 Fr. Le rassemblement avait lieu à l’initiative de personnes privées. Combien ont-elles gagné dans une telle opération ? À quels risques se sont-elles exposées ? Et bien d’autres questions qui valent que cela vaut peut-être la peine de s’intéresser de nouveau au phénomène du don tel qu’analysé par Marcel Mauss (« Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives ». Paru en 1923-1924, dans L’Année Sociologique) et développer depuis 40 ans par Caillé et le MAUSS. La mise en relation des acquis du MAUSS avec les théories de Hartmut Rosa ne peut qu’être stimulante.]
Une des grandes avancées réalisées par le MAUSS et d’avoir montré que loin de représenter un phénomène résiduel, limitée au cadeau de Noël ou d’anniversaire par exemple, le don reste bien présent, aujourd’hui encore, dans le cadre de la socialité primaire, l’ensemble des relations de personne à personne dans lesquels, de la famille à l’amitié ou au monde des petites associations, la personnalité des personnes importe plus que ce qu’elles font. Et que même dans la sphère des relations impersonnelles et fonctionnelles qui sont, en théorie, celle que régisse le monde de la socialité secondaire (du marché, de l’entreprise, des administrations, de la science, etc.), comme les fonctions sont en réalité toujours accomplie par des personnes concrètes, c’est largement la qualité des relations de dons et de contre dons qui les lient qui est déterminante de leur efficacité fonctionnelle. (36-37). En donnant, je reconnais de la valeur au donataire (ou à son clan) et j’affirme en même temps la mienne propre) ou celle de mon clan). (38).
Quel sens […] aurait un don qui ne répondrait à aucun désir, à aucun besoin du donataire ? Le cycle complet du don est donc celui du demander-donner-recevoir-rendre (DDRR). Mais cela, c’est le cycle qui se déroule lorsque tout se passe à peu près bien, c’est-à-dire lorsque le don fonctionne comme une navette tressant ensemble tous les fils qui relient les acteurs sociaux entre eux. Appelons-le le cercle symbolique du don, en reprenant l’étymologie du mot symbole : ce qui rassemble. Ce cycle symbolique toutefois n’existe que par sa victoire, souvent précaire et toujours à renouveler, sur le cycle inverse, le cycle diabolique (ce qui sépare) du ignorer-prendre-refuser-garder (IPRG). Avec cette précision, nous commençons à disposer d’un nombre appréciable d’éléments d’une grammaire de base des relations sociales. (38-39).
[Le cycle complet du don – médaille avec sur l’avers, le cycle symbolique, et sur le revers, le cycle diabolique – peut-être un outil heuristique puissant. On peut donner un éclairage inédit au mouvement des « gilets jaunes », par exemple, en appliquant DDRR et IPRG : dans un système économique où il s’agit de maximiser les profits, on ne peut se permettre la reconnaissance. Le cycle diabolique domine : il y a ceux qui donnent les coups et ceux qui les reçoivent, sans avoir rien demandé. C’est également le phénomène des ZAD, des banlieues, des forces de l’ordre, etc. où chacun a l’impression de ne pas être reconnu pour qui il est. Comme l’écrit caillé, page 310 – cité plus bas – les sociétés démocratiques ont basculé dans des formes de totalitarisme à l’envers. Ce basculement est mondial, vers des droites fortes autoritaires ou néofascisantes, en réaction à la parcellisation.]

Pour faire dialoguer les théories de la lutte pour la reconnaissance avec les théories du don, il ne semble pas indispensable de sortir du paradigme du don simple, […]. Impossible, en revanche, d’en rester à une notion de réciprocité simple pour entrer en résonance avec les théories du care, […] (39) […]. Mais cette dimension de don-là ne peut pas être appréhendée dans une logique de réciprocité simple. […] Le don de soins […] ne conduit pourtant pas à sortir du registre du don maussien, si l’on accepte de raisonner dans les termes d’une réciprocité généralisée. (39-40). [Art, Sport] Il s’agit là d’un autre type de dons. D’un don à la tâche à accomplir, à la créativité, au mouvement de la vie même. Au devenir. Je propose de parler d’adonnement pour désigner cet engagement […]. (40-41) […] Je propose donc, au lieu de penser le don comme une donation sans sujet, de penser la donation (sans sujet) comme un quasi-don. (42)
L’unique religion mondiale [le sport] avec celle de la consommation, dont on comprendrait mal l’emprise qu’elle exerce sur nous si on sous-estimait le rapport imaginaire qu’elle induit à la donation et qui nous incite à nous a donné à des biens ou à des marques. (43).
Disons-le encore différemment. Les notions d’adonnement et de donation permette de rompre avec le sociologisme, la réduction des faits humains aux seuls rapports sociaux, sans avoir besoin de rompre avec la sociologie ou, plus généralement, avec la science sociale et la philosophie. (44)
Le mode d’intelligibilité dominante en sciences sociales depuis 30 ou 40 ans, je le rappelais au début, privilégie les explications de type économiciste (ce que j’appelle « l’axiomatique de l’intérêt ») ou, plus récemment, déconstructionniste. Il y a à la fois une défaite de la pensée et une défaite éthique. Une défaite de la pensée parce que les explications qui nous sont proposées des ressorts de l’existence sociale et de l’action individuelle se révèlent singulièrement pauvre. Une défaite éthique parce que les nouveaux modes de pensée régnant accrédite l’idée de greed is good, l’avidité est à encourager. À moins que ce ne soit le chacun pour soi ou le sauve-qui-peut généralisé. On voit bien comment, de proche en proche, cette vision de l’humanité vient soutenir un capitaliste rentier et spéculatif dont les ravages planétaires sont chaque jour plus criants. (46-47).
[Cette axiomatique de l’intérêt, je l’appellerais plutôt la schizoïdie de l’autruche : l’axiome ne peut apparaître comme tel, qu’en faisant l’économie du cadre dans lequel il s’énonce. Une croissance infinie, dans un monde fini, ça n’est possible qu’au prix de « pratiques magiques » : quand la terre sera épuisée, nous serons tous sur Mars après avoir fait la fortune de Monsieur Elon Musk. Cette scotomisation n’est possible qu’au prix de l’oubli du cadre qui nous permet d’articuler l’axiomatique et face auquel les axiomes ne tiennent plus qu’au prix d’une aggravation du problème. Le coronavirus est sur le point de tuer les transhumanistes… C’est drôle !].
Ce qui fait défaut aux paradigmes dominants en sciences sociales ou en philosophie morale et politique, c’est précisément la non prise en compte de la dimension du don, qui apparaît chez eux comme forclose. (48).
[Il me semble que dans un tel système économique, la forclusion est obligatoire. Depuis Bernard Mandeville et sa Fabledes abeilles, on se doute qu’un utilitarisme qui s’aviserait de donner n’est pas viable. Sa dynamique se situe au niveau du cycle diabolique, au niveau des verbes Prendre et Ignorer – le livre de David Courpasson offre de très beaux exemples.]
Cette logique de la triple obligation de donner, recevoir et rendre, Mauss va la dégager en mobilisant plus particulièrement les cas dans lesquels elle se manifeste sous la forme exacerbée de ce qu’il appelle les prestations totales agonistique. […]. Il constitue également ce que Mauss appelle un « phénomène social total », par quoi il désigne le fait qu’à travers lui ce sont toutes les dimensions de la société, étroitement imbriquées, qui s’expriment et se rendent visibles, tant religieuses que juridiques, morales, politiques ou économiques, et qu’il « met en branle », fait en quelque sorte raisonner la société tout entière. […]. Lorsque le don devient lutte et même guerre de générosité. (58-59).
Ce jeu [le potlatch] dans lequel le gagnant est celui qui en apparence aura le plus perdu […] repose, nous dit Mauss sur deux principes : le crédit et l’honneur. Le crédit : on ne rend pas tout de suite mais plus tard. Le plus tard possible et davantage que ce qui a été donné. Et d’autant plus que l’on rend plus tard. Seuls ceux qui sont ou se croient assez puissants peuvent ainsi différer le contre-don. Car celui ne rend pas davantage perd l’honneur […], deuxième principe du potlatch, et tombe sous le pouvoir de son donateur, jusqu’à devenir son esclave. (59).
« Quelle est la règle de droit et d’intérêts qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donateur la rend ? » À cette question, il [Mauss] répond en s’inspirant des propos d’un sage maori, Ranapiri, qui l’amène à conclure qu’il existe « un esprit de la chose donnée », un hau, une force spirituelle, magique, un mana, une énergie à la fois propitiatoire et dangereuse, qui pourrait tuer celui qui voudrait garder pour lui ce qu’il a reçu sans le rendre ou donner en retour. (60-61).
[…] En opérant ce retour à l’Essai sur le don, tout d’abord à des fins critiques de l’utilitarisme, il nous est peu à peu apparu que nous en avions sous-estimé la richesse et qu’il y avait là comme un trésor caché, tous les fondements nécessaires à une sociologie générale. C’est à celle-ci que la revue contribue en développant ce qu’elle appelle le « paradigme du don », autrement dit une manière de considérer la société comme la résultante de l’ensemble des décisions de ses membres de donner ou au contraire de ne pas donner. Ou de prendre. Comme l’intégrale – au sens mathématique – des basculements entre le cycle du donné-recevoir-rendre exhumer par Mauss et du cycle complémentaire du prendre – refuser – garder. (63)
Je n’en mentionnerai ici, très brièvement, à titre d’introduction, que quatre idées-forces.
- Le premier point, le plus difficile à comprendre peut-être, est que le don, tel que reconstitué par Mauss, n’a rien à voir, au moins au départ, avec la charité, la bonté ou l’altruisme. C’est d’abord un acte politique, l’acte proprement politique, celui par lequel on passe de la guerre et de l’hostilité à l’alliance et à la paix. Mais la réciproque est également vraie. […].
- Le grand défaut de toutes les théories économiques, utilitaristes ou rationalistes de l’action (les théories dites du choix rationnel) est qu’elles présupposent que les êtres humains n’obéissent qu’un seul mobile, l’intérêt personnel. […].
- Un des grands obstacles à la prise en compte de Mauss par la sociologie tient au fait qu’il établit ses conclusions à propos des sociétés archaïques. Il voit bien qu’au sein même de la société moderne il subsiste et doit subsister des traces de ce qu’il appelle la « dépense noble ». (64).
- Enfin, le plus important aux yeux de Mauss était sans doute ses conclusions de morale et de politique. […] Un socialisme marxiste, mais d’un marxisme refusant de réduire la morale au déterminisme académique. Mauss restera toute sa vie un militant socialiste. (65).
[…] Qu’est-ce qui ne va pas dans la lecture de Mauss par Bourdieu et dans les développements qu’il en tire ? Deux choses. Tout d’abord, il ne voit pas, ne veut pas voir que la suite de l’Essai sur le don, et sa fin plus encore, s’oriente dans une direction passablement différente, jusqu’à conclure qu’il nous faut « revenir à de la dépense noble », autrement dit à des formes modernisées et actualisées du don. Et, par ailleurs, ceci expliquant cela, Bourdieu veut trouver dans l’économie de marché enfin advenue la vérité cachée des économies prémodernes, la vérité du don. (70).
[La crise du coronavirus aura rendues plus visibles certaines formes modernisées et actualisées du don : crow sourcing, entraide aux personnes, création de films et spectacles dans le but de souder des groupes et des quartiers, etc. Ces formes existaient déjà mais étaient le fait de certaines « catégories » : hackers et makers, dans des Fablabs, SEL, monnaies locales, etc. La pandémie a démocratisé l’accès à des formes dont de nombreuses personnes s’auto-excluaient.]
Don et résonance. En écho à la sociologie d’Hartmut Rosa. Vers une synthèse ?
[il est] particulièrement agréable d’observer l’étonnante congruence qui existe entre deux Écoles sociologiques, deux paradigmes, qui se sont développés de manière indépendante : le paradigme de la résonance – appelons-le comme ça – théorisé par H. Rosa, dans le cadre de la sociologie critique de l’École de Francfort, […] et le paradigme du don élaboré […] autour de la Revue du Mauss dans le sillage de l’Essai sur le don de M. Mauss […]. (299).
« La société moderne, nous dit H. Rosa, se caractérise par le fait qu’elle n’est capable de se stabiliser que d’une façon dynamique, c’est-à-dire qu’elle dépend systématiquement de la croissance (économique), de la densification de l’innovation (culturelle) et de l’accélération (technique) pour maintenir et reproduire sa structure. » Qui ne parvient pas à suivre le rythme de cette accélération permanente est aujourd’hui condamné à perdre la place qu’il occupait, son métier, son statut social et ses revenus. (300).

Premières résonances.
[…] H. Rosa [proclame] que la sociologie doit avoir, et a, quelque chose à dire sur les déterminants de la « vie bonne », sur ce en quoi elle consiste et sur ce qui pourrait permettre d’y accéder.
La deuxième percée effectuée dans Résonance est la mise en lumière de l’importance qu’il y a à distinguer entre une logique d’accumulation des ressources qui sont supposées permettre d’accéder à la vie bonne – argent, pouvoir, statut social, coaching en développement personnel, etc. –, et ce qui fait effectivement la vie bonne, autrement dit une « relation au monde réussi ». Cette distinction est d’inspiration radicalement anti-utilitariste. (302).
La troisième percée, décisive, réside bien sûr, dans l’introduction du concept de résonance. Une relation au monde réussie est celle dans laquelle le monde résonne, où il fait sens pour nous. Pas un sens uniquement intellectuel, ou cérébral, mais aussi bien un sens affectif et physique. […] Une vie aliénée, à l’inverse, est celle dans laquelle rien ne résonne, ne parle ou ne vibre. L’aliénation est le contraire de la résonance. (303).
L’extension de la résonance au plan politique.
Ce que nous propose H. Rosa, c’est, en somme, d’étendre sa réflexion sur la vie bonne à l’échelle des communautés politiques. Pour une communauté politique, ou un « corps politique », comme il dit, la vie devient bonne quand il y entre de la résonance. (306). […] « En résumé ma proposition est que le bien commun, compris comme un processus démocratique réussi, doit être considéré comme une relation de résonance, c’est-à-dire comme une relation fondée sur la capacité, la volonté et la pratique d’écouter et de répondre d’une manière a) auto-transformatrice et b) imprévisible et ouverte. » (307).
[À ce stade, nous retrouvons Elinor Oström ainsi que Dardot et Laval. La démocratie, si elle veut exister autrement que comme une coquille vide, doit retrouver « Le Commun ». De mon point de vue, le commun, dans sa gestion des communs, prenait en compte ce que Michel Serres théorisera dans le Contrat naturel.]
Le critère de justice de l’utilitarisme, on le sait, est la maximisation du bonheur du plus grand nombre. La maxime anti-utilitariste vise, elle, à maximiser le nombre et la qualité des circuits de don. (308).
« Ma thèse (mon espoir) [écrit Rosa], est qu’une société ne peut être injuste, violente, répressive ou destructrice à l’égard du monde extérieur si elle souhaite conserver sa capacité d’être résonnante à l’intérieur. » Peut-être faudrait-il complexifier un peu cette formulation, puisqu’avec la globalisation et l’apparition de sociétés clairement multiculturelles, l’extérieur est en partie présent à l’intérieur. Ici, une formulation Maussienne fait écho à celle de H. Rosa : « le bon régime politique est celui qui tend à favoriser le maximum de pluralisme culturel compatible avec son propre maintien. Ou encore, celui qui permet la plus grande compatibilité possible entre droit à l’enracinement et droit au déracinement, entre égalité de droit entre cultures et inégalités de fait. » Quant à la résonance avec la nature, autre thème de H. Rosa, elle peut être la résultante d’un rapport de don/contre-don. Rapport qui passe, peut-être, par un « animisme méthodologique ». (309-310).
Il parle « d’une grave crise de la démocratie ». […] Ce que H. Rosa analyse de manière lumineuse à partir de la mise en lumière de la loi de l’accélération qui est devenue celle de notre monde pourrait être mis en rapport avec ce que je pense être le basculement depuis une trentaine d’années des sociétés démocratiques dans des formes de « totalitarisme à l’envers », ou encore de « parcellitarisme ». Sous ce régime de parcellitarisme, tout ce qui est de l’ordre du commun se dissout en parcelles, parcelles de sujets, parcelles de savoir, parcelles de pouvoir, parcelles de collectifs. (310).
[H. Rosa] observe, à juste titre, que les intellectuels ne sont plus écoutés et encore moins entendus par les masses populaires, par ce qu’eux-mêmes ne savent plus écouter et entendre. Je souscris à cette phrase : « La résonance implique que l’on ne saurait toujours prétendre en savoir plus et mieux que les » masses trompées « , les élites économiques corrompues ou les politiciens assoiffés de pouvoir. » Il va même jusqu’à écrire : « de ce point de vue, il est très déplaisant de constater que les experts en sciences sociales de l’Occident libéral sont unanimes – comme en témoignent de nombreuses publications et conférences – pour affirmer que les arguments avancés par des gens comme Trump ou Poutine, les opinions de dirigeants comme Xi Jingping ou Modi, ainsi que les positions d’Erdogan, le gouvernement iranien ou de Dutertre ne doivent pas être pris au sérieux. » […] Cette affirmation est en parfaite congruence avec « l’éthique maussienne du débat convivialiste » qui prône un principe de charité dialogique.
[La position de Rosa rejoint celle de Bernard Stiegler, dans Pharmacologie du Front National (2013). Il faut écouter avec attention les personnes qui votent pour ceux que nous nommons « populistes », car c’est « le peuple » dont tout le monde se réclame. Et ce peuple souffre, et ne pouvant expliquer sa souffrance, il cherche des boucs émissaires « ailleurs » car il ne peut peut-être pas régler le compte des responsables de sa souffrance, « ici ». De plus, il n’y a aucune raison valable pour que la servitude volontaire, chère à Étienne de La Boétie, ne soit plus opérationnelle. Mais la servitude volontaire du prolétaire au PSG et à The Voice n’est pas moins respectable que celle du chercheur, les yeux rivés sur les chiffres de ranking, sur son Mac.]
H. Rosa estime que nous avons encore la possibilité de faire fond sur les résonances horizontales en revigorant la démocratie par plus de participation, de représentation (ce qui suppose que les élus écoutent véritablement leurs électeurs) et de synchronisation. (311).
Mais je retiens l’autre proposition centrale de H. Rosa : face à la fragmentation généralisée de nos sociétés en groupes séparés par des rapports différents à l’accélération (et aussi, doit-on ajouter, à la déterritorialisation), qui ne parle plus, qui ne croit plus aux mêmes vérités, il devient urgent d’instituer un lieu de débat dont la neutralité et le souci de vérité soient incontestables. H. Rosa écrit : « cette sphère de résonance est tout simplement impossible à réaliser sans institutionnalisation politique de chaînes audiovisuelles de service public suffisamment forte, et l’assurance de pouvoir bénéficier de lieux physiques de rencontre civique. Le rôle d’une telle sphère de résonance démocratique est de relier et d’unir ses » multivers » sociaux, d’abord en créant et en sauvegardant un espace de savoir partagé, ensuite en établissant un forum de participation et d’échange démocratique qui puisse servir de lieu de rencontre pour tous les groupes et milieux et couches sociales. » (311-312).
[Je vais rester sur la note optimiste : la pandémie, face à la fragmentation généralisée de nos sociétés, aura permis la re-création de solidarité qui mettait en œuvre le cycle symbolique du don. Je veux penser que des formes vont persister, qui pourront donner naissance à des structures, des dynamismes, permanents. Je vais oublier le bruit de fond produit par les professionnels de la chose publique – ceux qui sont préoccupés de l’avenir de la société, donc du redémarrage de l’économie – pour rêver que c’est peut-être le moment rêver pour essayer de remarier l’écologie avec l’économie, et la sortir de la politique gauche-droite (technique connue chez les militaires pour faire marcher droit).]

J’aimerais prochainement parler de 2 livres de Paul Jorion, anthropologue dont on ne peut pas mettre en cause l’ « observation participante » dans le monde de la finance, et qui démystifie et l’argent et la prétention de la pensée économique.
(A suivre…)
Ecureuil pour œil, Et cure dent pour dent !
Aimé Shaman (en pensant à Nénès)