L’y perd réalité

Le vrai : moment du faux ou Le vrai moment : du faux !

Bernard souffre pas mort.

Bernard Haller

Comme chez Bernard Haller, à la virgule près (mais lui, c’était drôle !).

Cette histoire de ponctuation me donne l’envie d’une parenthèse. Je conseille l’écoute de ce sketch de l’humoriste. Je m’imagine toujours, quand je l’entends, des personnels politiques réfléchissants à la formulation qu’ils veulent donner à un message destiné au peuple – cette entité abstraite dont ils imaginent avoir besoin et qui justifie leur présence. Mais à la différence du sketch, où l’auteur connaît la femme à qui le message destiné, les politiques ne connaissent pas les destinataires, qu’ils ramènent à un singulier. Dans les deux cas, l’exercice consiste à penser ce que l’autre pourrait penser et que l’on peut appeler un processus de divination.

Et cela me rappelle ce que disait Pierre Rosanvallon, dans son cours du collège de France – 2017-2018 et diffusé sur France culture en juin 2020 –, sur la nécessité de dire la vérité, en démocratie. Quand ils communiquent, il semblerait que les politiques ne parlent que de leurs peurs. Les équipes de communications pléthoriques ne serait-elle là que comme une mesure destinée à éviter le chômage ? Je ferme la parenthèse.

Bois (langue de), nf. :

Rhétorique employée par les hommes politiques (et grâce à laquelle s’explique les récurrentes épidémies d’échardes sur le pourtour anal des journalistes de la télévision privée). Exemple de langue de bois : « Le revenu moyen ne cesse de croître… ». On traduit : « La mortalité des pauvres augmente avec constance. »

Stéphane Legrand. Dictionnaire du pire

© LB. Siné Mensuel 2020.06

Dans la mesure où rien n’a été fait au plan structurel, et où le système se nourrit de l’illusion de sa survie possible dans les dysfonctionnements qui génèrent, les analyses que Gaël Giraud et Paul Jorion faisait dans les années 2010 demeure complètement d’actualité.

Après les TOC, la dépression ? Toujours le livre de Paul Jorion, Misère de la pensée économique, paru en 2012. Comme d’habitude : entre () les numéros de page – pour ce livre, la pagination renvoie à l’édition 2015, Flammarion, collection Champs –, et [], mes commentaires ces réflexions.

Pourquoi les modèles étaient faux, et pourquoi cela nous était indifférent.

Lue dans une perspective à long terme, cette crise aurait pu débuter aux États-Unis ailleurs que dans l’immobilier résidentiel, puisque le secteur financier était en fait fragilisé dans son ensemble par un crédit excessif : par exemple dans le secteur de la carte de crédit revolving (en 2004, chaque ménage américain traînait comme un boulet 7500 $ en moyenne de dette de ce type – […]. (76).

Nul besoin d’être un expert en finances pour deviner que quand un système financier subi un krach, le prix de produits dont le comportement était non corrélé cesse de l’être : dans un tel cas, tous s’effondrent simultanément et une ample corrélation s’installe entre des prix emportés par le même mouvement à la baisse ; l’indépendance dont ils pouvaient témoigner les uns vis-à-vis des autres disparaît aussitôt […]. (80).

Comment comprendre que les modèles que nous avions échafaudés était à ce point éloigné de la réalité dont ils auraient dû rendre compte ? L’explication réside dans le fait qu’ils avaient été essentiellement conçus à une époque où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et où les écarts entre ce qu’ils prévoyaient et les comportements effectifs qu’ils étaient censés refléter étaient sans conséquence sur le plan financier, le contexte économique étant à ce point favorable que les pertes dues à des erreurs se noyaient dans un océan de profits. (81).

[Nous vivons sous le règne de la puissance technique, tandis que la nature nous cantonne dans notre statut d’« animal fantasmant » ; c’est-à-dire que nous sommes à l’ère de la prédiction auto réalisatrice que soutient un discours performatif. La carte précède le territoire dont les lambeaux annoncent la prochaine disparition. Dans le Up grade de 1984 en 2020, où Big Brother a cédé la place à Small Brothers, les écrans sont toujours chez nous mais ils n’ont plus besoin de surveiller ce que nous y mettons : ils nous intiment la libre décision de ce que nous devons y mettre ! Les haut-parleurs nous diffusent le message technocrate : « Nous avons trouvé une solution. Désormais, vos problèmes devront s’y conformer.

L’exemple qui suit, pris par Jorion, et qui concerne le « modèle » de Black & Scholes interdit que l’on me traite de pessimiste : si quelqu’un me dit « ça ne peut pas être pire ! », Je suis convaincu que « Si, ça peut ! »]

Les divergences entre modèles financiers et réalité.

1. Black et Scholes : comment fait-on pour ignorer une erreur patente ?

Une nouvelle génération de modèles financiers apparut cependant avec celui de Black et Scholes, permettant de déterminer le prix d’une option. Ce modèle était en fait emprunté à la physique : il s’agit de la transposition, en vue d’un calcul du montant de la prime exigée pour l’instrument financier qu’est une option, d’un modèle originellement conçu pour rendre compte de la diffusion des gaz. (82).

© Wikipedia

Si j’évoque ici le modèle de Black et Scholes, c’est parce qu’il constitue un exemple particulièrement convaincant de ce qui a très mal tourné – avec les conséquences que l’on sait – dans la relation entre les milieux financiers et les modèles utilisés en finance. La raison en est qu’on découvrit peu après sa mise au point en 1973 que le modèle était vicié par une erreur majeure, mais – et c’est ce qui est tout à fait remarquable et symptomatique – qu’il n’en fut pas moins employé pour devenir rapidement l’un des plus couramment utilisés en finances : six mois après la parution de l’article dans lequel Black et Scholes expliquait leur formule pour la première fois, Texas Instruments en avait déjà fait l’une des fonctions disponibles sur ces calculateurs […].

Le fait qu’il existe à l’arrière-plan de la formule de Black et Scholes un modèle mathématique empruntée à la physique continue d’être considéré comme une preuve de scientificité des des pratiques adoptées alors même que nul n’ignore que ce modèle est erroné. (87).

Fischer Black meurt en 1995. En 1997, Myron Scholes partage le prix Nobel d’économie, ou plus exactement le « prix à la mémoire d’Alfred Nobel, décerné par la banque de Suède », avec Robert C. Merton qui avait contribué à la formulation du modèle de Black et Scholes. En 1994, Scholes et Merton s’étaient associés avec John Meriwhether, ancien de Salomon Brothers, pour fonder le hedge fund long-term Capital management. La firme tirera parti de ses opérations du fait que le modèle de Black Scholes est utilisé par l’ensemble de la profession financière […], ce qui ne l’empêchera pas de s’effondrer en 1998 et d’accuser alors une perte de 4,6 milliards de dollars. Par la mobilisation de la profession financière qu’elle exige, l’opération de sauvetage de ce fonds spéculatif de dimension « systémique » servira de modèle aux tentatives ultérieures pour secourir la cinquième banque d’investissement américaine, Bear Stearns, en 2008, et pour Lehman Brothers, la quatrième, en septembre de la même année. (87-88).

On aborde ainsi la question au niveau le plus général : quand le sentiment est apparu, dans les années 2007-2008, que la finance avait été trahie par ses modèles, on s’aperçut qu’une des raisons en était que des modèles de très piètre qualité jouissaient du prestige associé au fait que des « prix Nobel d’économie » avaient été attribués à leurs auteurs, ce qui, aux yeux de tous, leur conférer une aura de scientificité. (88).

[Contrairement à Paul Jorion, j’aime écrire Black & Scholes avec une esperluette, comme on écrit Procter & Gamble, Ernst & Young, etc. L’esperluette confère une dignité, un peu comme la cravate proclame l’honnêté des banquiers. La conjonction « Et » ne saurait avoir un tel prestige.

Comme on peut le voir sur Wikipédia, le formalisme mathématique injecte implicitement dans l’esprit du spectateur, une « objectivité » qui fait oublier les significations de « stochastique », de ce qu’implique un « modèle brownien » – ou « processus de Wiener », qui est la description mathématique du mouvement aléatoire d’une « grosse » particule immergée dans un fluide et qui n’est soumise à aucune interaction des chocs avec les « petites » molécules du fluide environnant.

Nos économistes, porteur d’une « épistémologie » reposant sur l’individualisme méthodologique, ont été pomper chez Wiener un modèle de l’aléatoire. Comme prendre du Prozac peut changer la vision que l’on a du monde qui nous entoure, l’idée que l’on peut modéliser l’aléatoire peut fonder l’illusion que l’individualisme méthodologique est un concept solide.

Pratique éminemment « technocratique » : se poser comme indispensable quand on aurait pu, éventuellement, faire sans. Avec malice, Jorion dit qu’il s’est « personnellement amusé » à calculer le prix d’une option en utilisant des modèles du XVIème-XVIIème siècles et qu’il a obtenu des résultats très proches, sans « Pâtir des erreurs inhérentes » du modèle Black & Scholes . Car ce modèle contient des erreurs, entre autres sur le statut accordé à la volatilité où l’utilisateur du modèle attribue une valeur implicite à ce qui est, par observation – et par définition –, un phénomène variable. La volonté de se présenter comme une « science exacte » a besoin de certains aménagements pour maîtriser le réel.

On se contentera donc de travailler, avec des modèles que l’on sait pertinemment faux, sur la confiance du public, confiance que l’on aura construite sur les croyances de ce public dans ce qui fonde « l’objectivité » : comment un « Prix Nobel » pourrait-il se tromper ? Mathématiques + référence à Norbert Wiener + « prix Nobel » = Vérité. Ce qui permet une nouvelle définition de la Vérité : succession de subterfuges sanctionnés par une reconnaissance prestigieuse – elle-même, éventuellement, produit d’un subterfuge – et qu’on valide par une manifestation médiatique. Dans une société où ce sont les médias qui fondent, pour une grande part, ce qui est humain, ça peut marcher !

À partir de ce moment, ces économistes, concepteurs de modèles, peuvent créer leur entreprise, à laquelle on fera forcément confiance. Et dans une société la « réalité » de la monnaie repose sur la confiance, l’entreprise pourra drainer suffisamment de monnaie pour faire perdre « beaucoup d’argent » à pas mal de gens.]

2. Ne pas comprendre la nature même du problème.

J’ai un jour posé la question un représentant de la firme KPMG, en mission chez nous[…] « N’est-il pas gênant qu’un certain élément de notre modèle de gestion du risque soit inadéquat et que nous en soyons conscients ? » Je précise que Countrywide, la firme pour laquelle je travaillais à cette, était numéro un dans le cœur du crédit au logement aux États-Unis : c’est qui détenions la part du marché la plus considérable dans la branche. (89)

La personne à qui je m’étais adressé me répondis qu’elle allait enquêter. Elle est revenue de quelques jours avec la réponse suivante : « Je me suis renseignée : le même modèle est utilisé par l’ensemble de vos concurrents » – et elle ajouta : « Cela ne pose pas de problème, puisqu’on peut considérer qu’il s’agit par conséquent de l’« industry standard » (de la norme sectorielle). (89-90)

La réponse de la représentant de KPMG m’a évidemment décontenancé. J’ai réfléchi à la logique qui devait la sous-tendre. Le fondement de ce raisonnement était lui aussi « standard » dans le domaine de la « science » économique : il renvoyait manifestement aux notions de « transparence des marchés » et de « symétrie dans l’accès à l’information ». La question que s’était posée l’auditrice et, semble-t-il, les experts qu’elle avait consultés, était : « L’ensemble des intervenants ont-ils bien accès à la même information ? » Or, puisque chacun utilisait le même modèle (le fait que celui-ci se trouvât par ailleurs être faux pouvant être ignoré, le point essentiel est dans le consensus dans la branche), il n’existait aucun favoritisme et, par conséquent, il y avait effectivement symétrie de l’information : comme le même modèle était utilisé par tout le monde, il n’existait pas d’asymétrie (dommageable) au sein de l’univers concurrentiel. (90).

L’erreur qu’elle commettait – ainsi que tous ceux à qui elle s’était adressée – était d’ordre épistémologique. Tout se posait en effet de manière inadéquate la question qu’il s’agissait de résoudre : Ils la situaient au mauvais endroit sur le plan conceptuel. La question n’était pas de savoir s’il existait un contexte de concurrence équitable dans le secteur du prêt à la consommation, elle portait sur un modèle de gestion du risque dont l’efficacité des résidés dans une appréciation correcte du degré de risque encouru, et sur le point de savoir si existaient ou non les moyens de maîtriser ce dernier. (91).

Quel en est l’explication ? On pense évidemment ici au fameux « principe de Peter » qui veut que l’on soit promu dans l’entreprise jusqu’à ce qu’on atteigne son niveau d’incompétence. On peut imaginer un autre principe dont j’ignore si qui que ce soit il y a déjà associé son nom, selon lequel seuls les incompétents sont promus.

[Sans aborder ici le mythe de la « symétrie de l’information » qui, telle les phéromones, chez les insectes, va déclencher la copulation, nous observons ici le coït d’une offre et d’une demande donnant naissance, dans la plus parfaite transparence, à prix. La discipline auto-proclamée « science exacte » n’a pas l’obligation de prendre des précautions épistémologie : l’usage l’a consacrée comme « exacte » et, comme telle, elle génère la croyance qui fonde son exactitude. Elle n’aura donc qu’à se préoccuper P de l’application de « standards ».

Depuis que les marginalistes ont sorti le culturel de l’économie, la réalité sera désormais celle que permet de décrire les standards, jusqu’à ce que la « réalité vraie » dans sa complexité, rattrape la « science exacte ». Alors, fort de leur arrogance, les grands-prêtres de l’orthodoxie théorieseront alors sur la bulle – c’est ainsi qu’on appelle la situation, quand la réalité vraie ne comprend pas les standards – en excluant naturellement que la bulle ait pu être provoquée par leur dogme. Quand le pape fait une bulle, c’est pour indiquer le chemin aux fidèles ; quand l’économie produit une bulle, c’est pour indiquer que les fidèles n’ont pas suivi le bon chemin : ils ont été « irrationnels », déviant de leur comportement « naturel », tel que défini par la chapelle marginaliste, devenue Église.]

© http://© https://www.augustederriere.com/

Dans la suite du chapitre, Jorion rajoute aux tares déjà décrites : une modélisation incomplète et une transposition fautive des modèles. Des titres ont été créés, en agrégeant plusieurs milliers de crédits à la fois. Le développement d’un marché secondaire a constitué un changement considérable de la nature du risque. Transposition fautive : le principe de la titrisation revenait à transformer l’ensemble des paiements auxquels donne lieu des crédits hypothécaires à un autre type d’instrument de dette.

À suivre ? Je pense que je vais m’accorder un intermède, histoire d’aller retirer mes intérêts négatifs !

Dans le jardin d’Epicure, les seringues font bonne figure.

Aimé Shaman