Tyrannie d’Algo, père de marris

Tyrannie d’Algo, père de marris

Paris sur ta mise

La neige n’est plus un don du ciel. Elle tombe exactement aux endroits marqués par les stations d’hiver.

Jean Baudrillard

Aujourd’hui l’abstraction n’est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept.
La simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un être référentiel, d’une substance. Elle est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire – précession des simulacres – c’est elle qui engendre le territoire et s’il fallait reprendre la fable, c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l’étendue de la carte.
C’est le réel, et non la carte, dont les vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l’Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. Jean Baudrillard.

Toujours le livre de Paul Jorion, Misère de la pensée économique, paru en 2012. Comme d’habitude : entre () les numéros de page – pour ce livre, la pagination renvoie à l’édition 2015, Flammarion, collection Champs –, et [], mes commentaires ces réflexions.

Les « algos ».

L’activité de la bourse se déroulait autrefois autour de la corbeille ; […] : une transaction avait lieu, un véritable échange allait être réalisé. (62).

Ces opérations sont désormais extrêmement rapide, de l’ordre de la milliseconde : on parle à ce propos de high frequency trading, d’« opérations à haute fréquence ».

Que font sur les marchés ce que l’on appelle en général « algos », abréviation du mot « algorithme » –. (63). La vitesse des opérations électroniques permet à un algo de réaliser, en plus d’opérations d’achat et de vente, quelque chose que les êtres humains n’ont pas la capacité des ni le loisir de faire : se constituer une carte complète du marché dans son état présent, et ce en un clin d’œil. (63-64).

Comment procéder-t-il pour ce faire ? Il lance des opérations sur l’ensemble de l’offre et de la demande sans pour autant, dans la plupart des cas, véritablement acheter ni vendre : la quasi-totalité de ces opérations seront annulées, dans la mesure où leur finalité n’est pas une transaction, mais simplement la collecte des informations qui lui permettront de constituer sa carte du marché. (64).

Prométhée, lui, est ce héros qui aima assez les hommes pour leur donner en même temps le feu et la liberté, les techniques et les arts. L’humanité, aujourd’hui, n’a besoin et ne se soucie que de techniques. Elle se révolte dans ses machines, elle tient l’art et ce qu’il suppose pour un obstacle et un signe de servitude.

Albert Camus, Prométhée aux Enfers

[Accepterions-nous de monter dans un avion sans pilote ? Pour la plupart d’entre nous certainement, non ! Mais, sans que la plupart d’entre nous le sachions, et dans une société où l’existence des individus repose sur « l’argent », le nôtre est embarqué dans des drones pour survoler des territoires que ceux qui les ont lancés ignorent puisque ce sont ses drones qui, en volant, élabore les cartes. Baudrillard nous disait que la carte précède le territoire. Aujourd’hui, les algos survolent des territoires qui n’existent pas et dont ils établiront la carte ! Il est encore important aujourd’hui, peut-être, de craindre confier l’argent de ma caisse de retraite un algos, mais quelle importance, demain, puisque l’algos aura supprimée l’emploi qui permettait de concevoir la caisse de retraite, au moins celle des humains qui opéraient à la Bourse.]

Le 6 mai 2010 eut lieu sur les marchés américains au comptant et à terme ce qu’on appela le flash crash : le « krach éclair », dénommé ainsi parce qu’il fut de courte durée et put être interrompu. Voici quelques chiffres relatifs à ce moment décisif qui consista en une période de 14 secondes seulement durant laquelle 27 000 opérations furent effectués, soit près de 2000 à la seconde. C’est 27 000 opérations ne débouchèrent que sur 200 transactions effectives, soit 200 achats et ventes véritables. La différence, les 26 800 opérations annulées, avait essentiellement pour but de permettre à l’automate de cartographier l’univers des ordres d’achat et de vente potentiels existants. (64-65).

 […] : D’autres opérations par des algos visent uniquement à encombrer le marché pour faciliter leurs propres transactions. (65)

En conséquence, les automates se trompent beaucoup plus rarement dans les décisions à prendre que ne le faisaient les opérateurs humains autrefois. […] […] Si un algo trouve en face de lui un algo de sophistication égale, la situation s’équilibre nécessairement, jusqu’à ce que l’un de développer de nouvelles stratégies plus efficaces. (65).

© Scott Hilburn 

Les signes d’une telle escalade sont aujourd’hui nettement visibles. La firme Nanex, qui collecte les données relatives aux opérations de marché, a mis le phénomène en évidence en septembre 2011 quand elle a calculé le nombre d’opérations nécessaires pour que des transactions – c’est-à-dire des échanges effectifs – d’un montant équivalent à 10 000 $ aient lieu. En 2007, un nombre d’opérations situé entre 1 et 10 était nécessaire ; l’année suivante, le nombre dépassait les 10 ; en 2009, il en fallait env. 20, et en 2010 l’on atteignait les 30 opérations nécessaires pour échanger 10 000 $. En septembre 2011, à l’époque où l’étude a été réalisée par Nanex, le chiffre avait atteint les 70 opérations. Le neuf cent 2011, il fallut à certains moments de la journée – par exemple aux alentours de 11 heures – 80 à 90 opérations pour échanger 10 000 $.

Si Nanex avait pris la peine de rassembler ces chiffres, c’était pour attirer l’attention sur le fait que les algos sont petit à petit, par leur politique d’opérations annulées, en train de paralyser la cotation du prix des actions en bourse. (65-66).

[Dans un billet, j’avais évoqué ces clubs de foot qui achète des footballeurs, non pas pour les faire jouer, mais pour que les autres clubs ne les aient pas et donc, augmenter les chances de gagner les championnats – et les rentrées financières qui vont avec les droits télés, etc.

Ici aussi, il me semble que nous sommes dans le même cas : l’important, prendre six d’exclure l’autre, qui ne passe pas. La question : est-ce que ce sont les algos qui jouent à Maillon faible ou Maillon faible qui préfigurait les algos ?

ATTAC demandait un impôt sur les transactions financières. Il serait peut-être utile d’étudier la possibilité d’imposer les simulations de transactions financières.

L’utilisation des automates fonctionnant selon des algos, dont les modes opérationnels échappent à leurs concepteurs, a pour conséquence une déconnexion des prix et de la réalité économique. Autre conséquence : l’apparition de krachs. Mais ce dernier point est-il négatif, dans la mesure où, dans son développement actuel, l’économie a besoin de bulles qui explosent pour se convaincre qu’elle n’est pas maintenue en coma végétatif ?]

J’ai déjà évoqué l’une des prémisses de la « science » économique : le principe d’individualisme méthodologique selon lequel rien n’apparaît dans le comportement collectif d’une collection d’individus, si ce n’est une simple addition des comportements individuels la philosophie qui sous-tend une simulation constitue précisément l’inverse, à savoir que peuvent apparaître des effets d’ordre global qui ne pouvait être imaginé à partir de la simple compréhension du comportement individuel. Il existe donc une véritable contradiction entre le présupposé selon lequel des informations neuves et une meilleure compréhension peuvent résulter d’une simulation, est l’un des principes fondateurs de la « science » économique : l’individualisme méthodologique, qui rejette explicitement l’idée qu’un comportement collectif résultant des interactions entre les éléments présence pourraient faire apparaître une structure autre que la simple somme des comportements particuliers. (70).

[Le principe d’individualisme économique montre à quel point l’épistémologie n’est pas la préoccupation première de l’économie. Plutôt que de la définir comme « exacte », il serait préférable de qualifier l’économie de « colonisatrice opportuniste ». Pour fonder son exactitude, elle a besoin d’un « prix Nobel » camouflant un « prix de la Banque de Suède… » ; elle utilise des formules « Canada dry » : ça ressemble à des mathématiques, ça peut décourager, comme les mathématiques, mais les mathématiciens nous disent que ça n’est pas des mathématiques ; elle recrute des mathématiciens et des physiciens pour « prouver » l’objectivité de ses algos, mais elle corrige les erreurs mises en évidence en les faisant accéder au statut de « standard » utilisé par tous – pour échapper au reproche de distorsion de la concurrence.

L’économie est une science exacte par ce qu’en généralisant les erreurs épistémologiques, de méthodes et dans l’emploi des outils, elle crée une « réalité » objective, chacun « voyant » la même chose. Mais la voyance est-elle une science ? Je renvoie à cette merveilleuse pensée de Jean-Claude Vandamme, dans mon précédent billet : « Si tu téléphones à une voyante et qu’elle ne décroche pas avant que ça sonne, raccroche ! »].

Notre méconnaissance de l’évolution future du cours boursier d’une action ou d’un contrat à terme constitue la condition nécessaire pour que son marché puisse perpétuer. (73).

© ¿ Inconnu ?

Complexité et « effet Skynet ».

On vient de voir que les marchés boursiers sont aujourd’hui la proie d’automates qui s’affrontent dans leur cadre. Derrière les algos, il y a bien sûr des programmeurs, […]. Il n’empêche que certaines techniques d’apprentissage, pour ses algos, comme les réseaux neuronaux ou les algorithmes génétiques (au fonctionnement intime impénétrable pour l’œil humain), rendent leurs comportements très largement autonomes tant qu’ils sont à l’œuvre. (74).

La question qu’il convie de se poser aujourd’hui le plus sérieusement du monde est : disposons-nous encore du pouvoir sur les ordinateurs et les automates (à part, bien entendu, celui de couper le courant), et, si nous l’avons perdue, comment faire pour le reprendre ? (75).

[Dans cette volonté de maîtriser l’avenir, de tenir un discours apologétique sur le risque tout en refusant de s’y confronter, en utilisant des technologies qui augmentent la réalité de s’y exposer, la Bourse n’a-t-elle pas atteint son point de contre-productivité ? Le besoin de la « dette », qui est à la finance et à sa croissance ce que l’oxygène et le monitoring sont aux salles de réanimation, les centaines de milliards balancés à la face du monde en lieu et place de stratégies permettant de sortir de la pandémie, la disparition d’un lien évident entre une activité de création de valeur et sa contrepartie monétaire, ce mail que j’ai reçu m’incitant à jouer en bourse et justifiant le sérieux de l’opération en argumentant sur l’utilisation d’automates, etc. font que j’aurais tendance à remettre d’actualité le livre de Jean Baudrillard, 1981, Simulacres et simulation.  

Le livre de Baudrillard, s’ouvre, au chapitre La précession des simulacres, par une citation de L’Ecclésiaste : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai. »

Alors, la Bourse et la finance, comme Disneyland, où « Il ne s’agit plus d’une représentation fausse de la réalité (l’idéologie), il s’agit de cacher que le réel n’est plus le réel, et donc de sauver le principe de réalité. » (Baudrillard, 1981:26).].

En 2005, subsistait-il encore des lambeaux de réel ? « Les époux Cartier ont raconté mardi à la barre comment ils ont tenté de tuer leurs cinq enfants, pour en finir avec leurs problèmes de surendettement. […] 11 comptes bancaires, 200 000 € de crédit, une maison pavillonnaire, des télévisions dans chaque pièce, les époux Cartier ont contracté des dettes qui ne parvenaient plus à rembourser. Conjointement, Emmanuel et Patricia ont choisi d’emmener leurs familles vers un  » monde meilleur  » dont le départ  » sans souffrance  » a été minutieusement pensé » (Le Nouvel Observateur, 22 octobre 2005. »

Depuis que la technique a tué le temps, Homo Ludens Demens peut se permettre de penser au transhumain et rêver qu’il va euthanasier la mort.

Aimé Shaman