De la démocratie en numérique (2)

De la démocratie en numérique (2)

Elizabeth Teissier refuse que je me prenne pour ce qu’elle n’est pas !
Ne voulons pas risquer de perdre, dans un processus enfant, une part importante du patrimoine que je me dois de transmettre à ma descendance, je renonce à me prendre pour Elizabeth Teissier. Mais je persiste dans l’immodestie en citant la suite de l’extrait de mon article

Le manque originel : le refus de la néoténie
L’année 2015 ayant démontré que le « plus » était possible, je réécrirais aujourd’hui exactement la même phrase en supprimant la parenthèse. Et je re-citerais Sylvie Mullie-Chatard qui relevait que, pour Hésiode, « le don du feu ne constitue […] qu’un cadeau empoisonné qui contribue à la décadence de l’humanité. Modifier l’ordre naturel […] pour prétendre à un statut supérieur à celui que les dieux lui ont réservé ne peut que conduire l’homme vers sa propre ruine. L’homme doit savoir renoncer à l’húbris. » (2005).

Au moment où la croissance bégaye, que les extrêmes s’échauffent, que le climat se réchauffe, que les Etats abandonnent à la sphère privée de vastes pans de leurs tâches régaliennes, on peut raisonnablement postuler que nous sommes très proches de l’húbris (ὕϐρις/húbris)[Note 1]. Cette notion grecque que l’on peut traduire par « démesure » est un sentiment violent inspiré par les passions.

Au moment où la puissance financière est dans les GAFA (Google, Apple, Facebook Amazon), que les patrons de ces entreprises sont pour la plupart des libertariens transhumanistes, quand Eric Schmidt, ancien PDG de Google, et Jared Cohen, dirigeant le think tank de Google sortent un livre (2013) où il est question de la fin de l’intimité (qui serait un bienfait), on peut se faire du souci pour Zeus, l’avenir de la pudeur et de la justice.
« La pulsion est insatiable et tout l’excite chez l’être dépourvu de raison ; l’exercice de la convoitise en augmente la force initiale, et si ces convoitises sont grandes et en nombre excessif, elles peuvent aller jusqu’à exclure la réflexion » (Aristote. Éthique à Nicomaque. III-15. 1119 b3, cité par Dufour, 2015, p. 22).

Et ce qui décrit le mieux ce côté sans limite de la pulsion, c’est le terme de pléonexia. Dufour se réfère au grand helléniste Jean-Pierre Vernant :
« La richesse remplace toutes les valeurs […] car elle peut tout procurer. C’est alors l’argent qui compte, l’argent qui fait l’homme. Or, contrairement à toutes les autres “puissances“, la richesse ne comporte aucune limite : rien en elle qui puisse marquer son terme, la borner, l’accomplir. L’essence de la richesse, c’est la démesure ; et elle est la figure même que prend l’húbris dans le monde. Aux formules de Solon passées en proverbe, “Pas de terme à la richesse“ […], font écho les paroles du poète Theognis : “Ceux qui ont aujourd’hui le plus convoitent le double. La richesse, ta chrémata, devient chez l’homme folie, aphrosuné […]“ À la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée et mauvaise, une pleonexia : désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. » (Vernant. 1962, pp. 80-81).

Dans le dernier de ses dialogues, Les Lois, Platon nous dit que la pléonexie entraîne deux types possibles de conséquences catastrophiques : la stasis, c’est-à-dire la guerre à l’intérieur de la cité et le polemos, désignant la guerre contre un ennemi extérieur. On pourrait envisager le terrorisme actuel comme une synthèse entre la stasis et le polemos !

La pléonexie relève donc d’une forme d’húbris, de démesure. La déesse Húbris, fille de la Nuit et d’Erèbe (divinité infernale née du Chaos), personnifie l’húbris, la démesure. On apprend par le mythe qu’Húbris fait couple avec Néménis, le châtiment. « Car celui qui sort de la limite s’expose à être puni par les dieux pour être, plus ou moins brutalement, ramené dans la mesure, et afin d’être, en quelque sorte, remis à sa place, celle d’un mortel. » (Dufour, 2015, p. 16).

« Même pas peur ! » répondront en cœur le transhumaniste, qui ne se laisse pas perturber par de simples problèmes de mortalité, et le néolibéral, qui sait depuis longtemps (1714), grâce à Bernard Mandeville et sa fable, La fable des abeilles : la ruche mécontente ou les coquins devenus honnêtes gens (1998), que « les vices privés font les vertus publiques » !

Cela fait bien longtemps que Zeus envoya Hermès porter aux mortels l’art politique, la pudeur et la justice. Remarquons que ces deux « valeurs » ont à voir (!) avec le regard, avec la capacité de le détourner, avec le courage de regarder autrui dans les yeux, directement [Note 2].

Il semble qu’au point où nous en sommes, il peut être autorisé de poser certaines questions, sans forcément attendre de réponse :
• À l’époque des libertariens, peut-on encore parler de démocratie ?
• À l’époque des technologies numériques, peut-on encore être acteur ?
• À l’époque du transhumain, peut-on encore être humain ?

Et d’en ajouter peut-être une dernière (momentanément ?) :
• A l’époque du terrorisme, peut-on encore être non inhumain ?

Note 1 : Elle était considérée comme un crime : voies de fait, agressions sexuelles, vol de propriété publique ou sacrée se rangeaient sous cette qualification. L’húbris a pour antonyme la tempérance et la modération. Dans le Phèdre, Platon compare l’âme à un attelage ailé, ayant comme cocher le noûs – la partie immortelle fabriquée par le démiurge (l’intelligence, la raison, l’esprit. En langage moderne : le cortex) ; aux ordres de ce cocher – la partie mortelle fabriquée par les assistants du démiurge – deux sous-parties : une partie irascible thumos (le « cœur », la volonté. Le cerveau limbique) ; la partie irascible cherche l’estime, la victoire dans la compétition. Enfin une partie désirante, epithumia (l’« appétit », le bas-ventre. Le cerveau reptilien) ; la partie désirante est liée à la nourriture et au sexe.

Note 2 : Internet me permet de voir sans être vu. Je n’ai pas à y soutenir de regards. Par la grâce des avatars, je peux faire croire que c’est un autre qui regarde,… Et même avec Skype, quand je dis que je vois et que je regarde l’autre, je ne le regarde jamais dans les yeux, jamais « en face », car la position de la caméra m’en empêche. Malédiction de l’interface.
(Delaleu, à paraître)

Les dieux ne sont plus respectés. Il fait un temps à mettre les Ministres de l’Intérieur dehors !

Avec le réchauffement de la planète, les universités d’été se transforment en faits divers. Aimé Shaman