De la démocratie en numérique (1)

De la démocratie en numérique (1)

Et de me prendre pour Elizabeth Teissier…

Un peu à la manière dont on cite les « bonnes feuilles » du prochain prix littéraire, envie de citer un passage de mon article à paraître (De la démocratie en numérique). L’élection de Donald Trump et le déroulement de la campagne électorale en France me montrent que j’avais grandement sous-estimé les stades vont être atteints aux plans de la pudeur et la justice.

Le manque originel : le refus de la néoténie
Les dieux ayant décidé de créer les êtres mortels, Zeus confia à Prométhée (Προμηθεύς / Promêtheús, « le Prévoyant, celui qui pense avant ») le soin de répartir les « qualités » entre les différentes « formes » mortelles. Epiméthée (Ἐπιμηθεύς/Epimêtheús, « celui qui réfléchit après coup »), jumeau de Prométhée, supplia son frère de lui laisser faire seul le partage. Comme l’écrit Platon dans le Protagoras

« il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sur la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avait l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. […]
Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme les moyens de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite […]. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivait leur amour des arts, il dérobe au Dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. […] » (Platon. Protagoras. 320.321c. Trad. Marcel Chambry, 1937)

Zeus puni Prométhée, mais grâce à ce don divin, l’homme pu penser son affinité avec les dieux : il crut à leur existence. Grâce à la science des arts dérobée à Athéna, il put articuler, savoir et former les noms des choses, « inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. » Mais sans l’art politique dont l’art de la guerre fait partie, l’art mécanique était d’un secours insuffisant contre les bêtes. Sans art politique, ils se faisaient du mal les uns aux autres : dès qu’ils se groupaient, ils se battaient, se séparaient de nouveau et périssaient.

« Alors Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. “Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous“ – “Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ». (Platon. Protagoras . 320.321c. Trad. Marcel Chambry, 1937).

Que nous dit le mythe ? Que l’existence de l’humain repose sur un manque. Néotène, il ne survit que grâce à deux prothèses : le langage et la technique. Il a reçu le feu qui est l’outil universel, celui qui permet de faire les outils. Mais le feu est un pharmakon : remède et poison, à la fois.

« Hésiode dit : la condition d’exister des mortels, c’est le feu. Et le feu c’est ce dont il faut prendre soin. Pour plusieurs raisons : la première est qu’il faut l’entretenir parce que, s’il s’éteint, il est difficile de le rallumer. Mais surtout parce que le feu peut mettre le feu ! Le feu, qui est la condition d’existence des mortels, est ce qui peut détruire l’existence. Et ça, c’est la loi des tragiques. C’est ça la société tragique… Une société dans laquelle une condition de possibilité d’une chose est aussi la condition de destruction de cette chose. Dans la langue de Platon, ça s’appelle le pharmakon. » (Stiegler, 2008)

À propos de la pudeur et de la justice, j’écrivais « l’actualité de ces dernières années, et encore plus de ces derniers mois (si tant est que cela soit possible), donnent à penser que ces savoirs sont très sérieusement menacés. » (Delaleu, 2014, p. 68). J’avais en tête des affaires politiques comme celle de monsieur Cahuzac affirmant « les yeux dans les yeux », la subtile délicatesse des époux Balkany, les indemnités pour tort moral versées à Bernard Tapie… (Note 1). Je n’oubliais pas bien sûr le cynisme du management néolibéral qui exige, pour réussir, une compétence à adopter des comportements pervers.

Note 1 : Fin des Grands récits, Triomphe de Mandeville, et du néolibéralisme, ils sont tous encore vivants, ce me semble, malgré les ordres de Zeus.
(Delaleu, à paraître)

Suite au prochain numéro.

A la lecture des travaux de Frans de Waal, je me dis de plus en plus souvent que l’Homme est le résultat de copulations entre des chimpanzés et des bonobos.Aimé Shaman