Homo  homini  porcus (1)

Homo homini porcus (1)

Je viens de commencer un livre étrange et que, personnellement, je trouve fantastique. D’après mes renseignements, l’auteur serait un ancien élève de Normale Sup, ayant fait l’ENA. Son parcours professionnel l’aurait mené au ministère de l’intérieur et dans la préfectorale. On ne peut que saluer ses capacités de résilience…

Yannick Blanc. 2016. Dans l’homme tout est bon homo homini porcus. Sens & Tonka & Cie

Nul besoin de chercher des coupables parmi les entrepreneurs et les héritiers des dynasties économiques. Si crime il y a, nous sommes tous coupables. Nous avons tous profité du progrès comme l’indique le terme d’« anthropocène » élu par les scientifiques pour désigner ce temps où nous dévorons plus tôt chaque année le revenu de notre capital planétaire et ce capital lui-même. En revanche, les titans qui par leur audace et leur énergie ont conquis les cimes du ciel et leur place au soleil ne peuvent s’abandonner aux paniques populaires. Ils doivent, eux qui jouissent d’une Weltanschauung, d’une vue sur le monde, l’envisager d’un œil froid et impersonnel, aux seules lumières de la raison. Et l’ayant considéré, eux qui sont les seuls à savoir, à vouloir et à pouvoir tout à la fois, ils doivent prendre les décisions rationnelles et sans retour pour aller de l’avant comme ils l’ont toujours fait. Le troupeau meuglera comme toujours aussi Le commun n’aime que ce qu’il connaît, ses murs resserrés, la cage de ses habitudes, la roue du perpétuel retour. Si on avait écouté les vieux, nous en serions encore à courir nus dans les forêts et à prier les arbres et les bêtes. L’arriération pèse de son poids mort contre tout progrès: le feu, la roue, le chemin de fer, l’énergie nucléaire, l’ingénierie génétique, etc. Il fallut toujours lui faire violence pour obtenir sa coopération et accéder aux stades supérieurs de l’humanité.

Ainsi les paysans sédentaires repoussèrent les chasseurs nomades vers les fonds de montagnes et de forêts pour s’emparer des meilleures terres. Les esclaves ont creusé les mines des âges du bronze et du fer comme ils ont cultivé les domaines de l’Antiquité. Ce sont les pirates marchands, Phéniciens, Vikings, Conquistadors, qui forcèrent les voies du commerce global et ouvrirent les Indes et les Amériques à ta mise en valeur. Ce sont les propriétaires terriens et les capitaines d’industrie qui ayant chassé tes paysans de la terre enchaînèrent les ouvriers aux machines. En a-t-on entendu des pleurs, des menaces, des diatribes! Toute la lyre chrétienne et romantique! Tout le tambour anarchiste et socialiste! Et puis quoi ?… Rien. Ce sont les ouvriers qui ont vaincu leurs prétendus libérateurs.

Il faut être bien essentialiste et bien peu matérialiste pour s’imaginer qu’il existerait une « dignité humaine » de naissance, intrinsèque et irréductible aux conditions sociales et pratiques qui façonnent le porteur de cet invincible caractère. La pâte humaine est labile et malléable à souhait. Elle s’adapte jusque dans les camps d’extermination. On la modèle. On la forme, déforme, réforme. On en fait ce qu’il faut, quitte à modifier le matériau lui-même. C’est la tâche des ingénieurs des hommes. La sélection fait son œuvre. Ayant lâché toute espérance, les ouvriers survivant au choc initial se firent très bien à l’usine et au mode de vie industriel. Comme s’ils n’avaient rien connu d’autre – et de fait le souvenir des vies antérieures mourut de leur mémoire. Aussi vite qu’était morte la mémoire des sauvages, des esclaves et des paysans. Ils devinrent en quelques générations d’avides convives au festin de la Nature, mordant à pleine gueule le gâteau servi par la société de consommation et ne bataillant que pour arracher de plus grosses bouchées.

Ce sont les technocrates, enfin, à l’ère technologique du capitalisme planétaire unifié, qui construisent la machine à tout faire, évinçant l’humain de sa propre reproduction après l’avoir évincé de toute production. Eh quoi! La paresse n’est-elle plus le moteur du progrès? Tout le sens de l’histoire n’était-il pas d’aboutir à la toute-puissance? À l’état d’heureux et génial fainéant servi par les machines et doté d’une rente perpétuelle? Devons-nous pleurer d’atteindre aux fins de l’homme? Fi des jérémiades judéo-chrétiennes, de la rédemption par la souffrance et le travail, de la moraline de l’effort et du devoir – au nom de quelle transcendance, je vous prie? De quelle nostalgie rance et réactionnaire? Comme le disent les « anarchistes galactiques », nous qui désirons sans fin, nous n’avons que des droits et nous les avons tous. L’activité humaine ayant réalisé l’utopie de l’abondance et de l’oisiveté assistée par ordinateur se livrera tout entière à la création et à l’invention de désirs nouveaux.

L’émancipation est une galaxie en expansion accélérée, illimitée. Elle s’impose à la vitesse des accélérations technologiques qu’elle inspire et qui la réalisent en retour. Les obscurantistes peuvent bien s’opposer au progrès, ils ne peuvent l’arrêter quand le fait accompli bouleverse sans phrase l’ordre établi, abolissant du même coup les normes oppressives et les possibilités d’opposition. Eux-mêmes, alors, doivent changer ou disparaître. Nous serons bientôt des machines à vivre supérieures, intégrées à la machine universelle, au fonctionnement optimal et perpétuel, et dotées de ces pouvoirs que les religions attribuaient aux dieux. Il nous faut cependant, franchir d’abord le dur détroit des circonstances.

Aimer c’est rencontrer une névrose qui ne nous impose pas de renégocier avec la nôtre.Aimé Shaman