L’agonie du progrès (1)

Kurzweil m’a tuer (Le Progrès)

Avant de revenir dans un proche avenir à Régis Debray, j’aimerais faire un petit détour. Il est devenu naturel de considérer la mondialisation comme « économique » alors qu’elle est de mon point de vue, technique. Sans les techniques numériques actuelles, aucune globalisation économique possible. Que devient le trading sans les robots ? Que deviennent la logistique et les flux tendus sans les logiciels de gestion des stocks ? Etc.

D’une manière plus générale, nous pourrions considérer que, le néolibéralisme et la globalisation créant chez les individus un sentiment de déterritorialisation, c’est la technique, dans ses derniers développements, qui favorisent le populisme. Les populistes veulent la fin du progrès : il ne voit pas que ce dernier est en train de mourir. Les « optimistes » se penche encore comme des humanistes : ils ne voient pas que la Singularité étouffe le progrès.

Dans l’espoir d’être un peu moins hermétique, j’aimerais faire citer Jean-Gabriel Ganascia, 2017, Le Mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ? , Paris. Seuil.

Au motif d’offrir à l’homme les moyens de se perpétuer en échappant à la mort et d’éviter la souffrance, les partisans de la Singularité technologique nous proposent un ajustement parfait au monde, une adaptation idoine aux réalités extérieures. Il s’ensuit un enfermement définitif dans une forteresse sans issue. L’être se retrouverait alors à jamais emprisonné, puisque toute action libre dérangerait à la perfection, enfin établie, du monde. Nous avons vu que la notion de pseudomorphose * dissociait, de façon imagée, les gnoses des religions abrahamiques dont elles disaient s’inspirer ; nous avons vu aussi qu’elle distinguait, de façon tout aussi imagée, l’intelligence artificielle forte – et l’intelligence artificielle générale qui relève du même principe totalisant -, de l’intelligence artificielle originaire. De façon analogue, la Singularité technologique se présente aussi comme une pseudomorphose de l’humanisme des Lumières. A priori, même aspiration à une domination de l’homme sur la nature, même ambition illimitée, même forme extérieure donc, comme dans une pseudomorphose, mais là où l’humanisme voyait un déploiement indéfini du progrès, sans bornes et sans limites, et en conséquence, une ouverture infinie, la singularité ma singularité clôture le futur sur un terme parfaitement défini… (p. 106).
*[ndlr] * La pseudomorphose est le phénomène par lequel un minéral se présente sous la forme d’un autre minéral. Dans Le Déclin de l’Occident, Oswald Spengler transpose le concept à l’espace social « pour caractériser les cas où une culture dominante se transforme progressivement au profit d’une culture dominée, sans que les manifestations extérieures de la culture initiale changent » (Ganascia, 2017, p. 56)

Comme le suggère Luc ferry dans La Révolution transhumaniste, l’économie collaborative engendre une rivalité et une compétition féroces jamais observées auparavant :
L’économie moderne fonctionne comme la sélection naturelle chez Darwin : dans une logique de compétition mondialisée, une entreprise qui ne s’adapte pas et qui n’innove pas presque chaque jour est une entreprise vouée à disparaître. De là le formidable et incessant développement de la technique, rivé à l’essor économique est largement financée par lui. De là aussi le fait que l’augmentation de la puissance des hommes sur le monde est devenue un processus en réalité automatique, incontrôlable et même aveugle, puisqu’il dépasse de toute part non seulement les volontés individuelles conscientes, mais aussi celle des États-nations pris isolément. Il n’est plus que le résultat nécessaire et mécanique de la compétition (Ferry)
Notre monde devient incontrôlable, même, et peut-être surtout pour ceux qui en tirent le plus de profit et qui, de ce fait, paraissent dominés autrement dit, toujours en citant Luc ferry :
contrairement à l’idéal de civilisation héritée des Lumières, la mondialisation technicienne est réellement un processus à la fois incontrôlable en l’état actuel du monde et définalisé, dépourvu de toute espèce d’objectif défini. En clair, nous ne savons ni où nous allons ni pourquoi nous y allons (Ferry).
On conçoit que cette instabilité et cette imprévisibilité des évolutions à court terme inquiètent, voir qu’elles induisent, chez certains, en particulier chez ceux qui ont eu le plus à perdre dans cette lutte sans merci, le sentiment d’une inéluctabilité du destin analogue à la stabilité de la Singularité (pp. 112-113).

Comme l’écrit Ganascia, l’instabilité et l’imprévisibilité inquiète. Sur France Culture (L’Invité[e] des Matins., 25.05.2017), Virginie Despentes :
La sensation que moi j’ai, c’est que le punk a envahi complètement toute la culture dominante dans son imagerie, dans son son, dans une désinvolture, dans un nihilisme. /…/ Le punk est devenu très mainstream parce qu’il y’a un côté no future, on l’a tous maintenant, et on le sait quelque part, que peut-être demain tout s’arrête.

Le temps qui passe d’éphéméride.Aimé Shaman