Le Mort nourrit le vif ?

Le Mort nourrit le vif ?

Humain, trope humain  

Avant de continuer avec le livre de Jorion, retour aux virus…

Je tire l’extrait qui suit d’un entretien de Emanuele Coccia, dans Philosophie magazine (no 139, mai/juin 2020)

«  Plus qu’une peur du virus, le climat actuel révèle-t-il une peur de la mort ?

Certainement. Il est naturel d’avoir peur de la mort et de la combattre dans la mesure du possible. Mais au-delà de la crise que nous traversons, nos sociétés ont tendance à refouler la mort et à penser la vie individuelle en termes d’absolu. Or notre vie ne nous appartient pas. C’est d’ailleurs parce que nous partageons toutes et tous – humains, pangolins, plantes, champignons, virus… – le même souffle de vie que nous sommes exposés à la mort : c’est seulement parce que la vie qui est en moi peut devenir la vie d’un autre que je peux la perdre.

C’est une approche libératrice mais aussi inquiétante, n’est-ce pas ?

C’est la vie même qui est inquiétant et ambiguë ! Toute vie est un potentiel de création, d’invention. Toute vie est capable d’imposer un nouvel ordre, une nouvelle perspective, une nouvelle manière d’exister. Mais cette ouverture à l’inédit implique toujours une part sombre, destructrice. Il suffit de penser aux faits élémentaires de se nourrir : notre vie est littéralement bâtie sur les cadavres des vivants. Notre corps est le cimetière d’un nombre infini d’autres êtres. Et nous serons nous-mêmes consommés par d’autres vivants. Avec le virus, nous nous rendons compte que cette puissance inouïe de nouveauté n’est pas liée à une dotation anatomique spécifique, à la taille par exemple, ou à une capacité cérébrale. Dès qu’il y a de la vie, peu importe sa position dans l’arbre de l’évolution, nous sommes en présence d’une puissance colossale capable de changer le visage de la planète. » (PM 139:60)

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… et à la féminitude du virus.

Le Covid-19 – pardon, LA Covid, puisque des vieillards réunis en un groupe « Académie française », institution qui se revendique de la profondeur historique pour penser qu’elle échappe à la sclérose, a décidé de piétiner l’usage, as usual, pour imposer sa croyance que le dictionnaire précède la langue, comme désormais « la carte précède le territoire –, la Covid, donc, petit virus minable dont on discute la spécificité du statut et du mode d’existence, remet en cause beaucoup plus de choses qu’on ne croit. Et ces remises en cause sont certainement beaucoup plus fondamentale, au plan philosophique, que nous pouvons encore le supposer.

Une idée, suite à la lecture de l’article de Coccia.

Depuis ma plus tendre enfance, j’ai entendu souvent répéter : « Le mort nourrit le vif ! » et que Coccia formule : « Notre corps est le cimetière d’un nombre infini d’autres êtres ». Et si, aujourd’hui, c’était l’inverse qui était vrai : « Le vif nourrit le mort ! ».

Dans nos organisations, financières ou politiques, les décideurs sont les « vieux », vieux en âge ou par leur héritage, qui ont mis en place des mesures conservatoires et qui prennent des décisions pour conserver ou augmenter « ce qu’il y a à conserver et qui doit l’être ».

Plutôt que de les nommer « vieux », je préfère les appeler « non-actifs » car ils dépendent soit d’une retraite pour vivre soit d’une rente dégagée par un « capital » qui travaille. Et il ne faut pas oublier que la retraite est une rente qui dépend d’un capital qui travaille quelque part.

La décision d’arrêter l’« économie » prive les actifs de ressources immédiates, en même temps qu’elle met en évidence l’importance et la nécessité des « vrais » actifs. Il faut saluer l’humanisme retrouvé qui fait préférer la santé à l’argent, mais il ne faut pas perdre de vue la schizoïdie qui est fonctionnelle au système.

En même temps qu’elle arrête l’économie « réelle », la décision bloque la finance qui est, elle, à la manœuvre pour ce qui concerne le niveau des rentes.

Avec la pandémie, les non-actifs ne peuvent maintenir le niveau de leurs rentes et ce, depuis le simple retraité jusqu’au plus gros fonds de pension. Les actifs, eux, en cessation d’activités rémunérées, ne peuvent plus alimenter les caisses de retraite et/ou vident les caisses chômage.

Les vifs-actifs ne peuvent plus nourrir les morts-non-actifs !

L’hypothèse qui m’est chère, à savoir que la pandémie fournissait un alibi à la finance pour se défausser sur une crise sanitaire des responsabilités qu’elle avait dans la destruction de l’économie réelle, gagne en validité.

© Mix & Remix

O, que renaisse le temps des morts bouffis d’orgueil, / L’époque des m’as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil / Où, quitte à tout dépenser jusqu’au dernier écu, / Les gens avaient à cœur d’mourir plus haut qu’leur cul.

Georges Brassens Les funérailles d’antan

Toujours autour de « Notre corps est le cimetière d’un nombre infini d’autres êtres ».

Nous enterrons de plus en plus rarement nos morts et l’incinération gagne du terrain sur le sous-terrain. Force est de constater que cette pratique qui consiste à brûler les cadavres perturbe pour le moins la chaîne alimentaire. Les animaux et organismes qui pourront se goinfrer sur mon dos (et ailleurs) seront autres que ceux qui auraient pu profiter de ma lente décomposition, dans une terre nourricière.

Certains avaient déjà, pour des raisons religieuses, cette coutume. Monsieur Max Weber ne s’est pas privé d’analyser leur rôle dans le développement du capitalisme. Le développement de l’incinération signifie-t-il que nous sommes tous en train de devenir protestants ? Certainement pas, mais nous avons tous dépassés, dans le néolibéralisme, le capitalisme.

Cela faisait longtemps que le « mort » humain avait, en prétextant des raisons sanitaires, refusé de servir de festin « aux autres ». Dans les cimetières, avant de prendre l’habitude du crématoire, on a exigé de déposer les cercueils dans des « coffres » en béton, ce qui a limité considérablement l’accès à la nourriture.

Pourquoi, dans les pays de tradition catholique, la pratique de l’incinération s’est-elle développée ? Voilà qui mériterait des enquêtes ethnographiques, mais, dans les discours des politiques, la taille des cimetières devenait problématique : l’urne représente une utilisation plus rationnelle de l’espace. Et cet espace, dans les milieux urbains, au prix du terrain, c’est pas donné ! Il peut même sembler franchement inconscient de réserver du terrain pour les morts, quand on considère le rendement des immeubles, lequel va un peu déterminer le montant de ma rente de retraité. Du strict point de vue de la rente foncière, l’enterrement semblait une pratique aberrante. Morts de tous les pays, enfumez-nous!

 L’éclatement des familles, les rythmes de vie, les coûts d’entretien des tombes pour que les morts aient une sépulture décente, etc. sont également des facteurs qui peuvent rendre l’incinération sexy.

Après avoir vécu en colonisateur opportuniste, parasite de son environnement – qu’il baptise justement environnement car il s’en autoproclame le centre – l’humain prolonge sa solitude en rendant impossible aux parasites, dans l’incinération, de se nourrir de sa mort.

Le vif nourrit le mort !

© Xavier Gorce

Why should we take advice on sex from the pope? If he knows anything about it, he shouldn’t! écrivait G. B. Shaw (Pourquoi devrions-nous suivre les conseils du pape en matière de sexe ? S’il sait quelque chose à ce sujet, il ne devrait pas !).

Pourquoi devrions-nous suivre les médecins quand ils parlent de santé ? S’ils savent quelque chose sur le sujet, qu’ils arrêtent d’inventer des maladies !             

Aimé Shaman