L’économie de la Nature

L’économie de la Nature

Alain Deneault est l’un des nôtres

L’espace est ce qui fait que tout n’est pas à la même place. Le langage est ce qui fait que tout ne signifie pas la même chose.

Jean Baudrillard

J’ai entre les mains un livre de Alain Deneault, L’économie de la nature. Feuilleton théorique 1, premier livre qui devait être suivi de cinq autres portant sur la religion (L’économie de la foi est déjà sorti), l’esthétique, l’économie psychique, l’économie conceptuelle et l’économie politique.

Ce livre est précédé, en introduction, d’un manifeste. Je suppose que les autres livres le seront/le sont également.

Référence : Lux Éditeur

J’éprouve le besoin d’en faire profiter les amis et les clients avec qui j’échange, celles et ceux que le hasard ferait aborder sur mon rivage.

Manifeste.

« Économie ».

Ce terme renvoie aujourd’hui spontanément à des notions telles que le marché, la production, la consommation, la capitalisation, voir le capitalisme lui-même, alors que ce vocable – « économie » – et ses co-occurrences – « circulation », « épargne », « investissement », « commerce », « échange » – ont acquis dans l’histoire bien d’autres acceptions, d’autres significations, d’autres définitions que celle désormais exclusivement en usage. Durant des siècles, le mot « économie » s’est décliné dans une constellation d’expressions couvrant plusieurs discipline scientifiques et pratiques culturelles. La biologie, les sciences de la nature, la logique, les mathématiques, la théologie, la sociologie, la science juridique, la critique littéraire, la linguistique ou la psychanalyse ont chacune développée leur « économie ». Ce terme a une multitude de sens que la « science économique » s’est employée à effacer ou à récupérer.

Avant de traiter d’« écologie », terme en vogue de nos jours, les naturalistes se sont intéressés à l’« économie de la nature », syntagme qui désigne l’ordre naturel en tant qu’il se perpétue à travers des séries d’aléas. En critique littéraire, l’« économie du récit » désigne les procédés que l’auteur utilise pour faire s’enchaîner dans un lien de cause à effet des actions menant à une situation anticipée. Pour les juristes, la cohérence interne d’un texte législatif et son adéquation aux normes juridiques relèvent tous deux de l’« économie de la loi ». En psychanalyse, on entend par « économie psychique » le processus par lequel le sujet dépense en tout ou en partie ses pulsions, et ce, en investissant des objets et en négociant avec un ordre moral…

Toutes ces économies ne sont certes pas synonymes entre elles, mais elles ne s’en tiennent pas pour autant au simple statut d’homonymes. Si chacun de ces usages renvoie à une pratique rigoureuse et à une définition précise, que tous partagent la même appellation montrent qu’un sens transversal les unit. Il serait aussi insensé de chercher à assimiler l’acception psychanalytique du terme « économie » à celle en vigueur en théologie qu’à chercher à rompre tout lien entre elles. Ce n’est pas par hasard si ce mot a éclos dans toutes ces disciplines ; il provient d’une matrice commune de la pensée.

Toutes les considérations placées sous le terme « économie » doivent être abordées comme économiques à part entière, au titre de la notion elle-même. Définir l’économie, en élaborer le concept, appelle donc un effort de synthèse de toutes ces acceptions. On observe que dans toutes ses déclinaisons, l’économie relève de la connaissance des relations bonnes entre éléments, entre gens, entre sèmes, entre choses. Et pour conférer une dimension politique à la notion, disons de l’économie qu’elle tient par moments d’une connaissance des relations escomptées, au sens de finalités, au sens de délibérations sur les fins.

À quoi bon ce chantier de recherche ? D’abord pour reprendre l’économie aux économistes. C’est-à-dire, d’emblée, dissocier économie et capitalisme – ce capitalisme qui, par ses aspects destructeurs, iniques, absurdes et pervers, ne correspond en rien à l’esprit de l’économie en son sens plein. Dissocier également économie et intendance, au sens le plus large de l’administration des biens. Redonner tout son potentiel sémantique à l’économie permet ainsi de doubler, sans les dénigrer ni les discréditer, les penseurs dits « hétérodoxes » ou « politiques » de la discipline, lesquels ont, pendant des années, catalyser la réplique aux idéologues de leur champ. Toutes les tâches auxquelles ils s’attellent – la critique de la financiarisation des rendements industriels, la déconstruction du discours sur la dette, la défense des services publics face aux règles du libre-échange, la dénonciation de l’évitement fiscal et la recherche de nouveaux paliers d’imposition – finissent à tort par les faire passer pour les seuls capables de donner le change aux penseurs doctrinaires de la Société du Mont Pèlerin, de l’école de Chicago, de la Table ronde européenne ou des départements de science économique des universités. Le circuit fermé de la pensée que les dogmatiques se réjouissent d’arpenter sans cesse, leurs dénonciateurs patentés en ont surtout refait la cartographie pour en tisser point par point la doublure critique. De fait, la sémantique de l’économie s’en est trouvée enfermée là. Ce dialogue de sourds, qui se perpétue d’un ouvrage à l’autre, trahit une appartenance sociale commune à un ordre professionnel qui confère à ses membres le pouvoir exclusif de parler d’économie. C’est un problème.

Actuellement, le poids hégémonique de ces usages nous empêche de nous référer à l’économie autrement que pour évoquer le domaine de la production de biens commerciaux et la thésaurisation du capital. Sauf à faire de ces acceptions particulières une source de métaphores. On finit alors par emprunter des termes à la science économique en fonction du sens seul qu’elle leur aura conféré. C’est ainsi qu’on nous inflige des syntagmes idéologiques tels que le « capital santé » et de la « gestion des amitiés », quand on ne nous demande pas carrément de nous « vendre » auprès de services de « ressources humaines ». Parce que les économistes se sont appropriés le lexique de l’économie pour en faire leur fonds de commerce, et comme si nous étions en déficit de signification du reste, il nous faudrait recourir, selon le sens qu’ils lui donnent, à ce vocabulaire pourtant ouvert jadis à tous les domaines de la pensée.

Ôter l’économie aux économistes, donc, et la restituer à celles et ceux qu’elle concerne. Desserrer cette chaîne de significations et exposé le terme à l’actualité de sens trop souvent oubliés. Il n’y a pas en propreté économistes, car traite d’économie à leur façon respective horticulteurs et physiologistes, littératures tristes et ingénieurs, philosophes et psychanalystes. Que cette importante notion maintenant reprenne ses droits et regagne les champs de ses usages.

(L’économie de la nature, 2019:7-10)

À mentionner, également, du même auteur et chez le même éditeur, Médiocratie avec Politique de l’extrême centre et « Gouvernance ». Le management totalitaire. (2016)

Hyper-réel ? Là où le réel y perd !

Aimé Shaman