… Ou vers une civilisation posthumaine ? (2)

… Ou vers une civilisation posthumaine ? (2)

Allotechnique et Homéotechnique : une « réforme de l’esprit » (2)

Je reste encore aujourd’hui avec André Gorz et la suite de sa conclusion à L’immatériel. Connaissance, valeur et capital. Je cite :

C’est sur la réforme de la pensée, précisément, que la contribution de Sloterdijk mérite la plus grande attention. Il nous dit que le rapport de l’homme au monde a été dominé depuis le néolithique par les « allotechniques » : c’est-à-dire par le viol de la nature des choses considérées comme des matériaux, des « matières premières » à dominer, à utiliser à des fins qui sont fondamentalement étrangères auxdites choses. Dans l’ancien concept de matière, on intègre toujours l’idée qu’« en raison de ses aptitudes minimales et au bout du compte récalcitrantes » [La Domestication de l’Être p. 90. Les citations qui suivent et les numéros de page renvoient à cet ouvrage] la matière doit être soumise par la force.

Les allotechniques, en somme, sont propres à ce que Jacques Robin appelle l’« ère énergétique », ère qui approche de sa fin à partir du moment où je découvre à l’intelligence humaine une dimension de la matière jusque-là ignorée : l’information. L’humanité entre alors dans une nouvelle ère, l’« ère informationnelle ».

Peter Sloterdijk fait une analyse très proche de celle de Robin [ changer d’ère p. 227,314-320.]. L’allotechniques est une « technique périmée » dès lors qu’il se révèle qu’« il y a de l’information » dans la nature, qu’il y a « des systèmes qui s’organisent eux-mêmes » ; que « l’esprit ou la pensée peuvent s’insinuer dans “l’état des choses“ et y demeurer », devenir « des mémoires objectives » (p. 81). « Matière informée », machines intelligentes ou « allant jusqu’à l’apparence de l’intelligence planificatrice, de la faculté de dialogue » (p.83) ; gènes qui représentent « la forme la plus pure de la matière informée et informante, puisque les gènes ne sont que des “ordres“ assurant la synthèse des molécules de protéines » (p. 85).

Tout cela disqualifie le dualisme séparons rigoureusement « l’âme est la chose, l’esprit et la matière ».
[Avec la phrase] « il y a de l’information », l’ancienne image de la technique comme hétéronomie et esclavage des matériaux perd sa plausibilité […]. Avec les technologies intelligentes est en train de naître une forme de l’opérativité qui ne relève pas de la position du maître et pour laquelle nous proposons le nom d’homéotechnique. Celle-ci, par son essence, ne peut rien vouloir de totalement différent de ce que les choses sont ou peuvent devenir « par elles-mêmes » […]. L’homéotechnique avance que sur le chemin du non-viol […]. Elle doit miser sur des stratégies coopératives, co-intelligentes, co-informatives. Elle a plus le caractère d’une coopération que d’une domination (p. 91).

L’avènement d’une culture homéotechnique est cependant retardé, contrarié par « l’habitus du viol dans [le] rapport avec l’Étant en général », par ce que les tenants de la Théorie critique appelaient la raison cognitive-instrumentale, par « l’alliance des très hautes technologies et de la subjectivité basse » (p. 94). « Les habitudes et contraintes acquises au cours d’une ère entière, consistant à diviser par le viol des relations complexes, de se dissoudront pas du jour au lendemain… » (p. 97). « Les seigneurs et les violeurs » auront tendance à recourir aux « habitudes allotechniques dans le domaine de l’homéotechnique » (p. 95), autrement dit à traiter les gènes comme une matière première et l’ingénierie « anthropoplastique » à des fins de domination. On peut s’attendre, ajoute Peter Sloterdijk, « à ce que cet habitus soit réfuté par ses propres échecs » (p. 98). Mais « on peut aussi se demander si la pensée homéotechnique – que l’on annonçait jusqu’ici dans des rubriques comme l’écologie et la science de la complexité – détient le potentiel permettant de libérer une éthique de relations sans ennemis et sans domination » (p. 95).

Autant reconnaître que l’échec que Sloterdijk prédit à long terme aux seigneurs et aux violeurs n’entraînera pas par lui-même « la réforme de la pensée, devenue vitale ». Il risque d’entraîner au préalable l’avènement de monstres et la fin du genre humain. Qui donc mènera la nécessaire « bataille de l’esprit » ?
(Gorz, 2003:148-150)

La crise que nous vivons me paraît ici précisément décrite. Le moment de rappeler Antonio Gramsci, beaucoup cité ces temps-ci, qui écrivait, dans les Cahiers de prison):
« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. » (Aussi cité : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »)

Mon ami Shaman me rappelle que Gramsci a aussi écrit, dans Notes sur Machiavel :
« Plus l’histoire d’un pays est ancienne, plus nombreuses et pesantes sont ces couches stratifiées de paresseux et de parasites qui vivent du “patrimoine des ancêtres“, de ses retraités de l’histoire économique. » Dont acte !