Pouvez-vous, vous, Achuar ?

Pouvez-vous, vous, Achuar ?

Profession libérale et Monopole radical

La principale notion illichienne est le concept de la « contre-productivité ». Lorsqu’elles atteignent un seuil critique (et sont en situation de monopole), les grandes institutions de nos sociétés modernes industrielles s’érigent parfois sans le savoir en obstacles à leur propre fonctionnement : la médecine nuit à la santé (tuant la maladie parfois au détriment de la santé du patient) ; le transport et la vitesse font perdre du temps ; l’école abêtit ; les communications deviennent si denses et si envahissantes que plus personne n’écoute ou ne se fait entendre, etc. (Wikipedia. Article Ivan Illich)

Philippe Descola, 2005. Par-delà nature et culture. Paris. Gallimard (folio essais).

La tendance à trier connaissances légitimes et résidus symboliques avec le tamis naturaliste s’illustre au mieux dans la manie taxinomique consistant à isoler des champs d’enquête spécialisés que l’on baptise du nom d’une science reconnue précédée de « ethno-». […] Cette procédure permet de réifier certains pans des savoirs indigènes en les rendant compatible avec la division moderne des sciences, puisque les frontières du domaine sont établies a priori en fonction des classes d’entités et de phénomènes que les disciplines correspondantes ont peu à peu découpées comme leurs objets propres dans la trame du monde. Chacune de ces ethnosciences ayant maintenant conquis son autonomie institutionnelle, avec ses revues, ses congrès, ses chaires et controverses, il devient de plus en plus difficile d’échapper à l’illusion que l’objectivation du réel s’organise partout selon une même pente naturelle dont l’écoulement serait contrarié çà et là par de gros blocs de pensée magique, émouvants témoignages d’une prise de conscience encore imparfaite des régularités du monde physique et de l’ambition d’exercer sur lui un contrôle mieux assuré. (Descola, 2006:156-7)

La continuation de lecture jusqu’à la fin de la première partie (page 165) continue de m’inspirer et me souffle une expérience de pensée.

Les limites de ce pays permet de faire et défaire les modes, suivant la maxime qui proclame :  » je pense, donc tu suis « .

Pierre Desproges. Dictionnaire superflu.

Si, au lieu de considérer le dualisme nature/culture nous considérons la science médicale. On ne peut pas considérer le professeur Didier Raoult et son équipe comme des Indiens Achuar car ils se situent dans le champ de la science.

On peut tout de même laisser disserter les médias ad libitum sur son look et son habilité à utiliser ces mêmes médias, ce qui permet peut-être d’instiller de manière subliminale l’équivalence complexe : iconoclaste = pas sérieux.

Le professeur Raoult étant (malgré tout) des nôtres, car broutant dans le même champ, on va le contester sur son aptitude à choisir l’herbe. Et les épistémologues (en herbe, justement) parle de EBM – Evidence-Based Medecine –, de randomisation, de groupe-témoin, etc. critères sur lesquels ils prétendent fonder la sacro-sainte « objectivité » de leur Science.

Il est intéressant de relever au passage que, comme pour l’économie, on oublie que la médecine est avant tout une science humaine. Il est également non trivial remarquer que les professeurs qui se succèdent sur les plateaux de télé sont « parfois » en désaccord, comme la Professeure Lacombe avec les Professeurs Raoult et Perronne, par exemple.

Mais ne faisons pas le mauvais procès à la gent médicale de s’exposer sous les spots : peut-être que ses représentants ne sont pas juste là pour anaboliser leurs égos et cataboliser la concurrence, mais aussi pour accumuler du capital symbolique qui permettra de soi obtenir des crédits de recherche(s), soit des « indemnités » de représentation, soit les deux.

On omet ça bien sûr comme on oublie la « corruption systémique » qu’explique très bien Jean-Dominique Michel et qu’il argumentée dans son blog (en particulier en date du 7 avril 2020 – http://jdmichel.blog.tdg.ch/archive/2020/04/07/corruption-systemique-quand-meme-pas-chez-nous-305669.html#more ) car cela pourrait nuire à la rigueur de l’épistémè.

© Xavier Gorce https://www.lemonde.fr/blog/xaviergorce/

Jean-Dominique Michel qui écrivait : « L’Evidence-Based Medecine vient du Canada, et cette approche avait le dessein de faire le tri entre les donnés probantes et l’inventaire à la Prévert des croyances de chacun – parfois thérapeutiquement intéressante du fait de l’effet de sens, mais sans valeur scientifique. On sait comment cette noble intention été impitoyablement dévoyée, avec des conséquences funestes qui participent activement à la cacade du Covid : scienteux qui n’ont jamais vu un patient (ou alors pas depuis longtemps), logiques administratives et soignantes kafkaïennes et parfois ubuesques, approches pseudo scientifiques biaisées et faussant la médecine d’une manière dont on connaît et peut même mesurer aujourd’hui les conséquences destructrices sur la santé des patients. ».

Je ne suis bien sûr pas médecin et n’ai aucune compétence pour garantir les propos de Jean-Dominique Michel, mais à la lecture des références qu’il donne, je suis obligé de constater qu’à l’intérieur du champ, tout le bétail ne semble pas manger la même herbe. Il semble même que l’un des critères d’analyse serait de voir le bétail qui refuse de manger l’herbe arrosée par la pharma.

La médecine semble en effet porteuse du syndrome de contre-productivité que Illich décrivait dans son livre Nemesis médicale (1975 !). Cette discipline semble surtout, actuellement, se définir par ces clivages : clivage entre le monde universitaire et non-universitaire.

Pendant que le monde universitaire semble préoccupé de publications et de ranking, la médecine hospitalière paraît à la merci des restrictions budgétaires et la médecine généraliste dépréciée, réduite à « faire de l’abattage », mais à l’ombre du caducée et du serment d’Hippocrate.

Aujourd’hui, la médecine de terrain semble soumise à la situation de monopole radical de la médecine universitaire.

Illich écrivait, en 1975 : « La iatrogénèse sociale n’est pas liée aux comportements individuels de tel ou tel praticien, mais au monopole radical exercé par la profession en tant que telle. […] Le praticien a perdu l’indépendance qui lui laissait le choix d’être personnellement admirable. » ! (Œuvres complètes. T.1. [2004:693]  » Nemesis médicale  » [1975]).

Quand une industrie s’arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l’objet d’une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation obligatoire d’un bien qui consomme beaucoup d’énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d’une valeur d’usage surabondante (la capacité innée de transit). (Ivan Illich. Energie et Equité).

Aujourd’hui, à l’intérieur même de la médecine, le praticien qui se voudrait admirable sera soumis au monopole radical d’un niveau supérieur, celui de la Science, et se verra privé des moyens que la mondialisation aura éloignés de son contrôle immédiat.

Hypocondriaque cohérent chez le légiste sera patient

Aimé Shaman