Quand le Demos gratte…

Quand le Demos gratte…

Le traité de Lisbonne est déjà loin…

S’il y en a qui doutent et de la pertinence démocratique des institutions européennes et de la pertinence scientifique de l’économie, je vais de nouveau cité (très) longuement cet auteur que j’aime beaucoup.
Si les numéros des notes sont inclus, le texte n’est pas recopié.
Supiot Alain, La Gouvernance par le nombres. Cours au Collège de France (2012-2014).

Chap. 7 – Calculer l’incalculable: La doctrine Law and Economics 186-9

Il faut souligner le lien étroit ainsi établi entre, d’une part, un engagement politique ultralibéral et, d’autre part, la croyance dans la scientificité de l’analyse économique. Pour asseoir cette croyance dans l’opinion et dans les milieux scientifiques, ces économistes ont obtenu la création en 1969 du prix dit Nobel d’économie, qui compte parmi ses lauréats de nombreux membres de la société du Mont-Pèlerin, tels Milton Friedman, Ronald Coase et Gary Becker.
Le petit-¬fils d’Alfred Nobel a dénoncé en 2001 cette contrefaçon, estimant que « la Banque royale de Suède avait déposé son œuf dans le nid d’un autre oiseau » afin de légitimer les thèses défendues par les économistes de l’Ecole de Chicago 14.
L’analyse juridique de la doctrine Law and Economics éclaire cette fonction dogmatique, qui ne diffère structurellement en rien de celle du socialisme scientifique : il s’agit dans les deux cas de faire du droit un instrument de réalisation de lois scientifiques sous-jacentes, qui occupent la place d’une Grundnorm, norme fondatrice à l’échelle de l’humanité. Il n’y a pas plus de raison de douter de la sincérité de ceux qui ont entrepris de défendre contre l’État social « les principes fondamentaux d’une société régie par l’économie » que de suspecter celle des premiers théoriciens du communisme.
C’est parce qu’ils croyaient sincèrement que l’économie était une science à l’égal des sciences de la nature, que les pères fondateurs de cette doctrine ont voulu y conformer le droit et les institutions. Une fois le dogme installé, il en va évidemment autrement des générations suivantes.
Comme dans la « ferme des animaux » d’Orwell 15, on trouve certes aujourd’hui en régime ultralibéral, comme hier en régime communiste, de nombreux « idiots utiles » qui continuent d’y croire, mais c’est l’intérêt qui cimente la classe dirigeante, et non plus la foi. L’utopie communiste avait accouché d’une Nomenklatura brutale et sans scrupules, l’ultralibéralisme a installé au pouvoir une ploutocratie non moins cynique, cupide et corrompue16. D’où la facilité avec laquelle les classes dirigeantes – notamment dans les pays post-communistes – sont passées sans heurt d’une catégorie à l’autre.
Un autre trait commun de la planification soviétique et de la programmation ultralibérale est de considérer que l’organisation de l’économie relevant de calculs rationnels, elle doit être sous¬trait(é?)e aux aléas de la démocratie électorale. Cette nécessaire restriction de la démocratie a été réaffirmée récemment par le président sortant de la Commission européenne, M. Barroso (lui-même ancien militant maoïste radical).
Réagissant à la défaite électorale de M. Mario Monti, l’un de ses anciens collègues de la Commission, aux élections législatives italiennes, il s’est ainsi interrogé à haute voix : « La question que nous devons nous poser est la suivante : devrions-nous définir notre politique économique sur la base de considérations électorales à court terme ou par ce qui est nécessaire pour diriger l’Europe sur la voie d’une croissance durable ? Pour moi, la réponse est claire. Nous devrions être sérieux et ne pas céder à des considérations politiques ou partisanes immédiates 17. »
L’alliance du capitalisme et de la démocratie avait été cimentée par l’État social et la concurrence du communisme. Mais la démocratie n’est nullement nécessaire au capitalisme. Il s’est toujours accommodé des dictatures, tant qu’elles respectent l’économie de marché. La doctrine ultralibérale désigne clairement la démocratie comme une source de perturbations de l’ordre spontané du marché 18, C’est du reste la dictature du général Pinochet qui a permis aux théoriciens de l’École de Chicago de faire du Chili leur premier terrain d’expérimentation 19.
A la différence des premières analyses économiques du droit, la doctrine Law and Economics ne se limite pas aux règles qui régissent l’industrie et le commerce, mais prétend rendre compte de l’ordre juridique tout entier. Cette extension correspond à celle qui a porté plus généralement la science économique à se définir non plus par son objet – la production et la répartition des richesses -, mais par sa méthode, laquelle permettrait de dévoiler les ressorts profonds des comportements humains dans tous les domaines de leur existence et d’espérer trouver enfin un système de règles qui rende compte de ces comportements.
Ce déplacement a été notamment théorisé par Gary Becker, dans un ouvrage au titre explicite : « L’approche économique du comportement humain 20 », Ce livre, qui lui valut le prétendu prix Nobel d’économie en 1992, se termine par un appel au rapprochement de l’économie et de la biologie. Appel largement entendu depuis, avec l’essor de la neuro-économie, avatar contemporain des tentatives récurrentes depuis Galton de chercher dans la biologie les lois dernières du comportement humain 21, L’économie s’est donc définie comme une science totale, capable d’analyser en termes de marché tous les aspects de la vie humaine, qu’il s’agisse de la vie familiale (marché matrimonial), poli¬tique (marché électoral), intellectuelle (marché des idées 22), ou religieuse (marché des religions 23),
La doctrine Law and Economics est un compartiment de ce vaste programme. Dans son versant descriptif, elle met l’accent sur certaines pratiques juridiques souvent fort anciennes, dont certaines relèvent du plus élémentaire bon sens.
La technique du bilan coûts-avantages, par exemple, a été développée dès le XIXe siècle par les grands corps techniques de l’État, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis 24.La prise en considération de l’incitation à la diligence ou de la dissuasion de la négligence que peut exercer la décision judicaire remonte au moins au jugement de Salomon. Le propre de la doctrine Law and Economics consiste à tirer de l’observation de ces pratiques des normes de portée générale, auxquelles elle entend soumettre l’ensemble des systèmes juridiques. Cette ambition normative est tout à fait explicite chez les tenants de cette doctrine, dont l’in-fluence, d’abord relayée par les organisations économiques internationales, a été et demeure considérable à tous les échelons de l’élaboration du droit. On y retrouve intacte la foi dans l’harmonie par le calcul et dans la possibilité de réaliser le rêve platonicien d’une Cité régie non par des lois humaines, nécessairement arbitraires et imparfaites, mais par une science royale capable d’indexer le gouvernement des hommes sur la connaissance des nombres.

Ne soyez pas franc, il dévalue !.Aimé Shaman