Quantophrénie es schize – De la contre-productivité

Quantophrénie es schize – De la contre-productivité

Unanimité paradoxale dans une éthique des double-contraintes

La France est en train de dérailler. En Allemagne les médecins sont libres. Ici tout est fliqué. C’est infernal, j’ai l’impression de vivre sous une dictature. Tous ces médecins administratifs qui n’ont pas vu un malade depuis 20 ans et qui nous font la leçon…

Pr. Christian Perronne, cité par Jean Dominique Michel

Je reporte à demain les extraits du prochain livre pour parler d’une notion qui, à mon avis, associe la médecine, dans sa pathologie, au reste de la société souffrante : je veux parler de la quantophrénie.

Vincent de Gaulejac, dans le no 22 de Prismes (HEP Vd), Les Visages du changement (Numéro spécial. Juin 2016) déclarait :

« Il y a une différence essentielle entre l’évaluation performative et ce que j’ai appelé une évaluation dynamique participative qui vise à recueillir le point de vue des différents acteurs sur la qualité de ce qui est fait. Et de mettre en débat ces différentes opinions au sein d’une instance réflexive, délibérative, démocratique, dans laquelle chacune peut développer son idée, avant de juger ce que l’on peut faire de la collecte de toutes ses opinions.

L’évaluation performative empêche ce débat-là pour limiter la discussion aux écarts entre les acteurs de l’année d’avant et de l’année d’après. C’est le triomphe du benchmarking, du ranking, qui met en compétition économique les hautes écoles les unes par rapport aux autres avec, au sommet le fameux classement de Shanghai ! » (Grand entretien : Oui, il y a quelque chose à changer dans notre société malade de la gestion, p. 9 ).

Dans ce même numéro, un l’article Lotto organisation : changer le pansement et jouer le jeu où j’écrivais :

Contre-productivité, système technicien et quantophrénie

Rappelons le concept de contre-productivité chez Ivan lllich : l’injection d’hétérogène dans un système, sans lui laisser le temps du rééquilibrage dans ses propres équilibres, entraîne l’incapacité de gérer son homéostasie. Le système devient alors « contre-productif » et atteint des buts opposés à ceux pour lesquels il a été créé.

Pour Jacques Ellul, la technique est la recherche du moyen le plus efficace dans tous les domaines : mise en action d’une croyance que l’humain nomme « rationalité ». Le Changement s’exprime dans tous les domaines, matériel comme immatériel, en particulier dans celui de l’organisation sociale. La technique est devenue autonome par rapport à l’homme et elle obéit à un impératif tautologique : « La technique se développe parce qu’elle se développe » (Ellul 1977 :274). Ni bonne ni mauvaise, elle impose à l’usager une utilisation selon son mode d’emploi. L’humain est un agent dans une procédure technique. « L’erreur humaine » désigne une non-conformité de l’agent humain dans la notice d’utilisation.

Les technologies qui permettent de recueillir des chiffres favorisent le développement de la quantophrénie (Vincent de Gaulejac, 2009), pathologie qui consiste à vouloir traduire les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique. Cette maladie du « rationnel » permet, « au lieu de mesurer pour mieux comprendre », de ne « comprendre que ce qui est mesurable ».

L’absence de fins et l’abondance de moyens permettent aux systèmes organisationnels de tourner sur un mode tautologique : les robots pensent ! ON fait tourner la centrifugeuse et ON regarde ce qui se colle aux parois…

Dans les caractéristiques du milieu, il ne faut pas négliger le rôle joué par les écoles et universités : elles forment des spécialistes qui utiliseront les moyens à disposition, produisant des data, qui suggéreront l’élaboration d’algorithmes… provoquant parfois l’entrée dans la contre-productivité. En résumé, la « gestion du changement » semble une préoccupation et un luxe réservés aux entreprises qui ont des ressources ou aux institutions à qui on alloue un budget. Les « petites organisations » ne gèrent pas : elles changent, tout simplement pour garder leur équilibre. Allouer des ressources à la gestion du changement est peut-être un moyen de garder un équilibre… […]

© Opéra Seattle

Dans les CMS (centres médico-sociaux), l’introduction de normes et d’un minutage des interventions techniques dans un cadre qualitatif de soins provoque beaucoup de problèmes de stress. Dans l’enseignement, le fait de devoir pratiquer des évaluations chiffrées du comportement des élèves génère le même type de problèmes. Pourquoi? L’efficacité et la rentabilité, qui se cache derrière le vocable « qualité », amènent les personnes qui avaient choisi ce type de profession à travailler soudain avec des contre-valeurs.

Exemple hospitalier : ON a l’idée qu’il serait bien de connaître le temps passé par les personnels infirmiers au pied du lit des malades (passés de la fonction d’usagers au statut de clients). Une procédure impose d’entrer les données « dans I’ordinateur ». Et derrière l’ordinateur, le personnel infirmier se plaint de ne pas être au pied du lit du malade !

Dans des processus purement techniques de fabrication, Ies normes qualité peuvent être un prétexte à la non-amélioration de processus. La personne qui voudrait aller au-delà de ces normes, pour une meilleure qualité, s’entendra répondre qu’elle va freiner la productivité et qu’il est inutile d’en faire trop. (Delaleu, 2016 :21)

Le pan-médicalisme dont parle André Comte-Sponville (cité par Jean Dominique Michel) est une manifestation de ce stade de développement du système :

« En tout cas c’est un danger, qui nous menace. C’est ce que j’appelle le pan-médicalisme : faire de la santé (et non plus de la justice, de l’amour ou de la liberté) la valeur suprême, ce qui revient à confier à la médecine, non seulement notre santé, ce qui est normal, mais la conduite de nos vies et de nos sociétés. Terrible erreur ! La médecine est une grande chose, mais qui ne saurait tenir lieu de politique, de morale, ni de spiritualité. Voyez nos journaux télévisés : on ne voit plus que des médecins. Remercions-les pour le formidable travail qu’ils font, et pour les risques qu’ils prennent. Mais enfin, les experts sont là pour éclairer le peuple et ses élus, pas pour gouverner. » (Comte-Sponville)

Dans un monde qui privilégie le performatif, les diplômes intronisent l’expert, lequel fonde sa compétence sur le diplôme. Il suffit juste d’attendre un peu pour atteindre à la contre-productivité. Le jeune diplômé arrivant dans l’organisation, fondé dans sa compétence, « saisira intuitivement » l’importance à connaître le temps que passent les infirmières au pied du lit des malades. Il rentrera les données dans un tableur Excel, à des fins d’analyse. Il aura ainsi fait en grand pas quantophrénique pour rejoindre la confrérie des titulaires de bullshit jobs chers à David Graeber!

Il suffit de convertir les Universités au New Public Management, d’exiger la « rentabilité » qui les conduisent à monnayer des formations et d’utiliser le capital symbolique des institutions pour valider des auto-certifications à des individus dont certains n’auront eu pour seule compétence que la capacité à payer les frais de formation (quand ce n’est pas l’entreprise qui aura envoyé un collaborateur plus ou moins motivé, chargé d’obtenir la certification qu’une bureaucratie lui aura imposée).

Pourquoi la médecine (et l’anthropologie) échapperait-elle aux effets du développement de ce système décrit, dès 1958, par Jacques Ellul. Et, entre parenthèses, au moment où Elon Musk commence à illuminer nos nuits avec les satellites de son projet Starlink, il serait bon profiter des moments de confinement pour (re)lire Planète à gogos (1952), de Frédérik Pohl et Cyril Kornbluth.

Si j’avais une légère réserve à faire à Jean-Dominique Michel, c’est sa légère tendance à essentialiser les anthropologues. Même les anthropologues (sinologues compris) sont soumis au « classement de Shangaï » (Bel exemple d’auto-validation pour des certifications futures). L’Université délivrant des diplômes « d’experts en anthropologie », cette discipline est soumise, comme les autres disciplines, à la même corruption systémique. Mais je suis certain qu’il le sait…

Pour exister comme anthropologue « reconnu », il faut se soumettre : nombre de publications dans des revues « à comité de lecture », taux de citations, etc. c’est-à-dire accepter des rituels qui ne sont que la manifestation de la « quantophrénie » du système global.

Comme le système école, le système transport, le système médecine analysés par Ivan Illich, l’anthropologie a atteint son seuil de contre-productivité. La principale manifestation ? La multiplication des vocables « Anthropologie de… ». Comme anthropologue et coach « de… », je devrais être sensé savoir de quoi je parle !

© Opéra Seattle

Dans mon article De la démocratie en numérique (2015), j’ai mis un lexique en annexe. Je joins ici l’entrée « Quantophrénie » de ce lexique :  

Quantophrénie.

Pathologie qui consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique. C’est un effet d’une maladie de l’esprit. Elle a été décrite, en 1956, par Pitirim Sorokin (1889-1968), un sociologue américain d’origine russe, dans son livre Fads and Foibles in Modern Sociology and Related Sciences.

On pourrait donc définir la quantophrénie, qui a connu d’emblée une dérive obsessionnelle, par la tendance aiguë mais plus volontiers chronique et compulsive à mathématiser des questions qui ne relèvent pas d’une approche purement chiffrée ou qui ne peuvent pas se mettre en équations. Les sujets quantophréniques sont aussi appelés métrophréniques ou numérologistes. Bien que comportant quelques subtiles nuances, ces qualificatifs sont considérés comme équivalents.

En matière d’épidémiologie, Sorokin précise : « Cette tendance affecte également les journalistes, les critiques et même le clergé et le grand public. » Il faut considérer que désormais la quantophrénie est généralisée, pandémique, et que, comme dans d’autres troubles de l’esprit, l’anosognosie y est fréquente.

La quantophrénie frappe quasiment tout le monde, à l’exception de quelques individus faciles à identifier par leur rareté, qui passent évidemment pour des agitateurs ou des demeurés.

La quantophrénie se caractérise par plusieurs symptômes. Le premier, et probablement celui ayant le plus de valeur étiologique, est qu’elle dote celui qui en est atteint d’un grand prestige et d’une apparente supériorité : « En conséquence le prestige du statisticien, du spécialiste du sondage de l’opinion publique, du constructeur de modèles ou de robots mathématiques, du numérologiste et du maniaque de la manipulation des nombres est bien supérieur à celui des savants se consacrant à la recherche qualitative. »

Autrement dit, les chiffres et les formules brandis ont le mérite non seulement d’exister, mais d’en imposer.

Les autres symptômes sont le fétichisme numérologique, l’auto-intoxication par les formules et les équations, la découverte de lois fictives et pseudo-universelles, la « tendance immodérée à la quantification de données qualitatives », la manipulation quasi ludique d’objets mathématiques détachés du réel, l’addiction aux corrélations entre tout et n’importe quoi,  l’abus des sondages biaisés, des classifications et des classements (certains Américains croient que l’université Paris 1 est la meilleure, devant Paris 2, elle-même supérieure à Paris 3, et ainsi de suite), une certaine paresse dans le raisonnement et l’appréciation de la complexité.

Il découle de ces principaux symptômes de nombreux autres travers cognitifs dont la liste n’est limitée que par l’inventivité des numérologistes. (Voir le site Dernières nouvelles du front. Actualités, commentaires et analyses concernant les hôpitaux publics et les systèmes de santé, Bulletin publié le 25.11.2014).

Certains experts qui actuellement « causent dans le poste » ne se seront certainement pas reconnus. C’est dommage car, contrairement au corona, la quantophrénie n’est pas asymptomatique.

(A suivre…)

L’anthropologie mène à tout, à condition de sortir et la carrière d’anthropologue à beaucoup, à condition d’y entrer.

Aimé Shaman