La gouvernance par des ombres

La gouvernance par des ombres

Le renversement du règne de la Loi

J’ai appris hier la mort de Marcel Ospel, ex-bénéficiaire des aides de la confédération helvétique, et je note, sans surprise particulière, une absence totale d’émotion chez moi. Je ne peux toutefois pas m’empêcher de remarquer qu’il aura eu beaucoup de chance : grâce à son cancer, il aura échappé au virus d’un marché chinois dérégulé.

Plus important : la communication d’une interview de Jean-Dominique Michel. Encore un petit effort et les média publics nous exposerons son point de vue. Pardonnez-moi, mais Darius aura à se faire pardonner…

Dans cette interview, qui reprend les thèses exposées dans son blog, mention est faite de l’incapacité des pays occidentaux à répondre à des situations de crise. La soumission au progrès, uniquement conçu comme une externalisation de nos capacités endosomatiques vers l’exosomatique et l’accumulation matérielle peut venir nuancer le partage du monde entre « pays développés » et « pays sous-développés ».

L’écoute de Michel me renforce dans ma thèse que la communication plus que confusionnelle autour de la pandémie sert à cacher derrière un problème sanitaire la crise financière qui de toute façon aurait eu lieu. Dorénavant, nous ne subirons plus une crise financière, mais vivrons dans une crise de l’économie réelle qui aura été provoquée par un virus « inattendu ». Nous ne serons pas victimes de nos localisations en Chine, mais d’un virus chinois.

Nous maîtrisons bien le réel puisque, après l’avoir simplifié nous sommes capables de complexifier la réalité. Nous vivons la pandémie sur le mode « catastrophisme », luxe de pays riches et nantis, de ceux qui, pouvant désigner des boucs émissaires, ne sont plus dans le futur de la réparation mais dans le présent complice du remplacement.

Aimé Shaman

Aujourd’hui, j’aimerais prendre prétexte du livre de Alain Supiot (2015), La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), pour déconfiner mes humeurs. (les Nos de pages sont indiqués entre parenthèses). [Les remarques et commentaires entre crochets].

2015, La Gouvernance par le nombres. Cours au Collège de France (2012-2014). Paris.

La notion acritique de globalisation exprime un mot d’ordre, doublé d’une foi naïve dans une inévitable expansion de la culture occidentale à l’échelle du globe. Au contraire, la notion de mondialisation nous oblige à ne pas perdre de vue la diversité des civilisations, qui sont autant de façons différentes d’habiter la planète, c’est-à-dire de la rendre humainement vivable. (14).

[Si j’ai bien compris, et appliqué à la pandémie : le Covid est un effet de la globalisation et les hésitations face au Covid, une manifestation de la mondialisation ?]

Apparu en français au XIIIe siècle pour désigner l’art de gouverner, le mot gouvernance est passé à l’anglais avant de nous revenir chargé d’un sens nouveau. Dans le sens moderne, il a d’abord servi à remettre en cause le pouvoir acquis par les cadres dirigeants des entreprises, remise en cause qui est à la base de la doctrine de la Corporate governance. […] Indexant les formes d’organisation du travail sur l’impératif de « création de valeur » pour les actionnaires, la Corporate governance a fait de la performance financière le moteur de l’action des dirigeants des entreprises et a ainsi substitué le calcul d’intérêt à la rationalité technique dans la conduite ces dernières. (45).

[Moment où les actionnaires réussissent à faire croire que se sont eux les « propriétaires » des entreprises, précédant de peu l’achat des top managers par ces actionnaires pour qu’ils acquiescent que les actionnaires sont les propriétaires. Et avant de faire croire que les énormes salaires du top, c’est à cause du marché qui dicte les montants des rémunérations : « Si nous voulons les meilleurs, il faut payer le prix ! », dixit l’actionnaire qui nous vend l’idée qu’il fait un sacrifice.]

D’une manière générale, la gouvernance occupe une position centrale dans un champ sémantique qui congédie le vocabulaire de la démocratie politique au profit de celui de la gestion, ce que le donne à voir ce petit tableau :

© Alain Supiot. 2015:48

Animée par l’imaginaire cybernétique, la gouvernance ne repose plus, contrairement au gouvernement, sur la subordination des individus, mais sur leur programmation. (47-48).

[La Loi, tendant à être juste – au moins dans les démocraties – en référence à des règles transcendantes fondant une « morale » justifiant une réglementation – tiers garant médiateur, La Loi est le grand Sujet à l’origine de l’élocution -, cède la place au programme et à la réglementation – dialogue de sourds, à deux, où l’objectif renvoie à l’évaluation qui renvoie à l’objectif, en faisant à l’efficacité. (Pour un approfondissement psy, voir Dany-Robert Dufour, 2005, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu. En particulier 124-131 : La trinité énonciative)- Je joins le texte de conclusion du chapitre, p. 131).

A remarquer que les partis politiques de droite et de gauche, y compris les extrêmes, baignent complétement dans la colonne de droite. Ils construisent leurs discours en recourant aux signifiants de la colonne de gauche, désormais vides de signifiés. Voir, dans mon billet d’hier, la note 6, p. 184, du livre de Dardot et Laval]

© Dany-Robert Dufour. 2005:131.

Il faut souligner le lien étroit ainsi établi entre, d’une part, un engagement politique ultralibéral et, d’autre part, la croyance dans la scientificité de l’analyse économique. Pour asseoir cette croyance dans l’opinion et dans les milieux scientifiques, ces  économistes ont obtenu la création  en 1969 du prix dit Nobel d’économie, qui compte parmi ses lauréats de nombreux membres de la société du Mont-Pèlerin, tels Milton Friedman, Ronald Coase et Gary  Becker.

Le petit-­fils d’Alfred Nobel a dénoncé en 2001 cette contrefaçon, estimant que « la Banque royale  de Suède avait déposé son œuf dans le nid d’un autre oiseau » afin de légitimer les  thèses défendues par les économistes de l’Ecole de Chicago . (186-187).

[Ça, c’est juste pour me faire plaisir, mais en émettant l’hypothèse de stratégies identiques à celles des économistes mainstream, dans le champ de la médecine.]

A la différence des premières analyses économiques du droit, la doctrine Law and Economics ne se limite pas aux règles qui régissent l’industrie et le commerce, mais prétend rendre compte de l’ordre juridique tout entier. Cette extension correspond à celle qui a porté plus généralement la science économique à se définir non plus par son objet – la production et la répartition des richesses -, mais par sa méthode, laquelle permettrait de dévoiler les ressorts profonds des comporte­ments humains dans tous les domaines de leur existence et d’espérer trouver enfin un système de règles qui rende compte de ces comportements.  Ce déplacement a été notamment théorisé par Gary Becker, dans un ouvrage au titre explicite : « L’approche économique du comportement humain ». Ce livre, qui lui valut le prétendu prix Nobel d’économie en 1992, se termine par un appel au rapprochement de l’économie et de la biologie. Appel  largement  entendu  depuis,  avec  l’essor  de  la  neuro-économie,  avatar  contemporain  des  tentatives  récurrentes  depuis  Galton  de  chercher  dans  la  biologie  les  lois  dernières  du  comportement  humain,  L’économie  s’est  donc  définie  comme  une  science  totale,  capable  d’analyser  en  termes  de  marché  tous  les  aspects  de  la  vie  humaine,  qu’il  s’agisse  de  la  vie  familiale  (marché  matrimonial),  poli­tique  (marché  électoral),  intellectuelle  (marché  des  idées),  ou  religieuse  (marché  des  religions).

La doctrine Law and Economics est un compartiment de ce vaste programme. Dans son versant descriptif, elle met l’accent sur certaines pratiques juridiques souvent fort anciennes, dont certaines relèvent du plus élémentaire bon sens. […] Le propre de la doctrine Law and Economics consiste à tirer de l’observation de ces pratiques des normes de portée générale, auxquelles elle entend soumettre l’ensemble des systèmes juridiques. Cette ambition normative est tout à fait explicite chez les tenants de cette doctrine, dont l’in­fluence, d’abord relayée par les organisations économiques internationales, a été et demeure considérable à tous les échelons  de l’élaboration du droit. On y retrouve intacte la foi dans l’harmonie par le calcul et dans la possibilité de réaliser le rêve platonicien d’une Cité régie non par des lois humaines, nécessairement arbitraires et imparfaites, mais par une science royale capable d’indexer le gouvernement des hommes sur la connaissance des nombres. (188-189).

[Monsieur Norbert Wiener, réveillez-moi, je fais un mauvais rêve ! Je me console en pensant que ces économistes comme ces médecins décrits par Michel, n’ont jamais entendu parler d’épistémologie, de Karl Popper, du théorème de Gödel, de Thomas Kuhn, de Paul Feyerabend, et de bien d’autres. Comme certains médecins n’ont plus vu de malades depuis des années, ces économistes qui voient la rationalité de l’homme et des marchés, la transparence de la concurrence, l’utilitarisme comme une théorie cohérente, doivent être confinés depuis quelques décennies. Leur mégalomanie n’a pas encore fait l’objet d’un article dans le DSM. Il demeure qu’il serait drôle de voir celle de Becker terrassée par un virus chinois!

Les personnes intéressées peuvent toujours lire le chapitre « Calculer l’incalculable » et méditer, par exemple, sur le darwinisme normatif théorisé par Friedrich Hayek. On pourrait se convaincre joyeusement des erreurs de ces économistes en constatant que les théories de Jean Tirole, Prix de la Banque de Suède « pour son analyse du pouvoir de marché et de sa régulation », n’a aucune influence sur les chiffres du chômage si, justement, il n’existait des chômeurs. Comme ce monsieur est membre du Conseil la recherche, on peut être inquiet quant à l’accroissement des exigences épistémologiques dans cette dernière.]

Au niveau de l’entreprise, l’emprise juridique de la gouvernance par les nombres s’est traduite par les réformes législatives qui, mettant en œuvre les théories de la corporate governance, ont permis que la direction des sociétés cotées soit soumise à l’impératif de « création de valeur » pour l’actionnaire. De nombreuses techniques juridiques ont été conçues à cette fin… (221-222) […].

[Ici, l’inflation des droits conduisant à la judiciarisation contribue à la contre-productivité du Droit. De la même façon, on pourrait dire que, si l’hygiène peut sauver, l’hygiénisme rend sûrement con !]

Comme l’écrit Supiot, Les problèmes sont désormais posés en termes de droits concurrents et non plus au plan de la morale délictuelle.

La doctrine law and Economics consacre l’asservissement de la loi au nombre. En exergue du chapitre 9, Les impasses de la gouvernance par les nombres, Supiot cite Myron Tribus :

« Si vous tentez d’améliorer la performance d’un système de personnes, de machines et de procédures en assignant des objectifs chiffrés aux parties de ce système, le système ruinait à vos efforts et vous en paierez le prix la vous l’attendez le moins. » (243)

[Dans une large mesure, et en rapport avec la crise du Covid, cette citation est prophétique. L’attention au seul nombre et l’intérêt (privé) de la finance pour les rendements à court terme portent une grande part de responsabilité dans le prix à payer (collectivement). Mais, comme déjà noté, tant que le régime des droits concurrents permet de sortir vainqueur… l’absence de morale est sauve. La crise économique à venir a trouvé son bouc émissaire.

Il est intéressant d’ailleurs de noter que les arguments moraux et éthiques sont presque absents des discussions autour du coronavirus. Bien sûr, il y a les indignations et le décompte lugubre des morts, des apitoiements et des applaudissements. La Chaîne du bonheur, inévitable lubrifiant social et salvateur de conscience, est convoquée : là encore, le nombre triomphe, dans le lancinant rappel du chiffre des dons. Là encore, le virus sera responsable de la mort des vieux dans les EHPAD, offrant éventuellement un alibi, là aussi, à des familles qui ne visitaient pas les aïeux.].

© Gary Larson. Source inconnue

La gouvernance par les nombres partage avec le gouvernement par les lois l’idéal d’une société dont les règles procèdent d’une source impersonnelle et non pas de la volonté des puissants. Elle s’en distingue par son ambition de liquider toute espèce d’hétéronomie, y compris celle de la loi. Là où la loi « règne souverainement », elle constitue une instance hétéronome qui s’impose à tous, et cette hétéronomie est la condition première de l’autonomie dont jouissent les hommes qui vivent sous son règne. (243).

Référée à un nouvel objet fétiche – non plus l’horloge, mais l’ordinateur –, la gouvernance par les nombres vise à établir un ordre qui serait capable de s’autoréguler, rendant superflue toute référence à des lois qui le surplomberaient. Un ordre peuplé de particules contractantes et régi par le calcul d’utilité, tel est l’avenir radieux promis par l’ultralibéralisme, tout entier fondé sur ce que Karl Polanyi a appelé le solipsisme économique. (245).

La philosophie du management par objectifs prétend distinguer soigneusement le temps de l’action et celui de son évaluation. […] Mais la gouvernance par les nombres dote les indicateurs chiffrés utilisés pour cette évaluation d’un effet normatif. On passe alors, contrairement aux recommandations de Peter Drucker, de l’autocontrôle au contrôle de direction. La satisfaction des indicateurs et la réalisation des objectifs se confondent alors, donnant naissance à ce qu’on peut appeler l’indicateur objectif. C’est-à-dire une fusion des deux sens différents du concept d’objectif : son sens substantif de but assigné à une action et son sens qualificatif d’objectivité d’un jugement porté sur le réel. Cette fusion des objectifs et des indicateurs est inévitable dès lors que l’évaluation est purement quantitative, car dans ce cas les nombres ont été chargés d’une valeur qualitative qui s’impose à l’évaluateur et ils ne peuvent être remis en question.

Ainsi en va-t-il par exemple de l’évaluation des travaux de recherche, lorsqu’elle est fondé, non pas sur le progrès des connaissances, mais sur des indicateurs biométriques qui rapportent leur valeur à celle des revues scientifiques où ils sont été publiés. (247).

Il suffit donc de calculer et ce calcul peut être confié à une machine qui assure l’« objectivité » de l’évaluation. Se manifeste ici la volonté, repérée il y a un demi-siècle par Gunter Anders, de « remettre le pouvoir de décider à un instrument (puisque le  » dernier mot  » doit être objectif, et qu’on ne considère aujourd’hui comme  » objectifs  » que les jugements prononcés par des objets ». (248).

 [Que peut-on attendre de chercheurs qui auront été formatés dans le moule du « classement de Shanghai », dont l’avenir professionnel et les financements de recherches dépendent du ranking dans ce fameux classement ? Doit-on s’étonner alors de la la non-reproductibilité des résultats de recherche ? Là encore, le concept de contre-productivité se révèle efficace. Il permet d’expliquer le fait de prendre des vessies de cochons pour des lanternes autrement que par notre stupidité et d’expliquer le comportement des chercheurs uniquement par une pure vénalité. Corruption systémique sans pure volonté explicite de corrompre.]

Toute entreprise d’une certaine taille est aujourd’hui à la fois un sujet opérant sur les marchés et un bien sur lequel ces marchés spéculent. Une fois asservie à la réalisation d’objectifs financiers à court terme, l’entreprise est plongée dans le temps entropique de la désorganisation des organisations. Sa capacité de se projeter dans l’avenir se délite de même que la qualité de ses produits. Elle continue d’être un sujet économique, mais un sujet programmé, qui pourra lui aussi faire l’objet, au sens le plus technique du terme d’une dépropriation de soi. L’une des manifestations juridiques la plus claire de cette dépropriation est la manière dont on a rompu dans les années 1990 avec un interdit séculaire qui interdisait aux sociétés commerciales de racheter leurs propres actions. (259)

[Le rachat de ses propres actions, c’est un peu comme prendre du Viagra ou boire du Canada dry : ça donne à croire que, ça fait penser que, mais ça n’est pas… Ce n’est pas la libido de l’économie réelle qui est à l’œuvre, mais la chimie financière. Et il semble que cette chimie financière soit plus à l’œuvre dans l’industrie pharmaceutique que l’empathie envers nos sœurs et frères humains et qu’une morale fondant des comptes à rendre face à une instance supérieure. Ici encore où, comme dans tout système complexe, les effets rétroagissent sur les causes et en changer la nature, on observe une corruption systémique. Il ne faut pas tenter d’expliquer cette dernière de façon « rationnelle » : nous sommes en présence de ce que j’ai appelé par ailleurs « schizoïdie fonctionnelle ». Nous sortons du domaine de la raison pour entrer dans celui du pathologique provoqué et entretenu par des injonctions paradoxales (double binds) à de multiples niveaux d’organisation du système].

© Xavier Gorce https://www.lemonde.fr/blog/xaviergorce/2020/04/

(A suivre…)

L’optimiste de la volonté ne saurait être confondu avec la béatitude de la croyance.

Aimé Shaman