Ici l’onde…

Sous les marchés, la vague…

Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur.

Cocteau, Jean. Les mariés de la tour Eiffel.

Je n’arrive pas à sortir de ma tête les analyses critiques faites par Paul Jorion, Gaël Giraud et quelques autres, dans les années 2000-2012, et qui mettent tellement en évidence, faits à l’appui, l’absence totale de démarche épistémologique et de rationalité, au sein de cette discipline qui a l’arrogance de se prétendre une science.

Ils mettent aussi clairement en évidence que rien n’a été fait, sur le plan structurel, pour sortir de cette situation de concentration des richesses et d’augmentation de l’appauvrissement.

Sous les effets de ses lectures, on se surprend à rejoindre le camp des « faut qu’on… », « Y’a qu’à… », sous la menace d’une mégalomanie irréversible.

Économie, nf. : Dans l’Antiquité, art de la gestion rationnelle d’une maisonnée. Dans l’époque moderne, sciences permettant de décrire avec précision l’influence des vœux pieux sur les forces incontrôlables. (À titre d’exemple, l’analyse des modalités selon lesquelles la bonne volonté intervient dans la fonte des glaciers ou la dérive des continents appartient, de plein droit, à la science économique.) La microéconomie se concentre sur les lois qui président au déroulement des échanges sur une planète inconnue ; et la macroéconomie a pour objet d’expliquer de quelle manière la richesse collective engendre le dénuement général. Focalisée sur la production et la circulation sociale des moyens de subsistance, la science économique nous a heureusement permis de détourner notre attention de la question des raisons de vivre. Stéphane Legrand. Le dictionnaire du pire.

Je ne peux m’empêcher de revenir sur le livre de Paul Jorion, Misère de la pensée économique, paru en 2012. Comme d’habitude : entre () les numéros de page – pour ce livre, la pagination renvoie à l’édition 2015, Flammarion, collection Champs –, et [], mes commentaires et réflexions.

Le soliton.

Paul Jorion prend l’image du soliton pour envisager la crise dans laquelle nous nous trouvons (en 2012) :

Le soliton est un phénomène où un ensemble d’ondes, habituellement dissociées, sont venues s’accumuler, se superposer les unes aux autres. […] Vous êtes sur la plage, les vagues que vous observez sont régulières, mais tout à coup s’abat une vague d’une puissance peu commune. Dans l’histoire humaine, nous assistons en ce moment à un phénomène de l’ordre du soliton. (53) ».

Et Jorion de poursuivre que trois éléments concourent aujourd’hui à former cette vague d’une hauteur et d’une puissance inouïe :

Il s’agit premièrement des conséquences de la manière dont notre espèce s’est conduite dès ses débuts à la surface de la Terre : en pratiquant ce qu’on pourrait qualifier une  » politique de terre brûlée  » à grande échelle ; il s’agit, en deuxième lieu, des implications d’une invention produite par nous récemment : l’ordinateur, qui a augmenté de plusieurs ordres de grandeur la complexité du monde humain au sein duquel nous vivons ; il s’agit en troisième lieu – cette fois de la même manière qu’en 1929 – d’une crise financière liée à la nature particulière du système qui est le nôtre pour ce qui touche au partage de la richesse nouvellement créée, à savoir le système capitaliste, lequel se caractérise par le fait que les ressources qu’il faudrait mobiliser pour la production ou la consommation manque souvent là où elle serait nécessaire, ce qui oblige à les emprunter et à rémunérer cet emprunt par le versement d’intérêts, mécanisme qui amorce alors la  » machine à concentrer la richesse  » ». (54).

[Ce qu’écrit Jorion est toujours d’actualité. Le phénomène s’est même amplifié. Selon l’O.N.G. Oxfam, les milliardaires du monde détiennent plus d’argent que 60 % de l’humanité (source : RTS info, 20 janvier 2020). Et, dans un système où le patrimoine est la composante essentielle de la richesse et où le capital rapporte plus que le travail, le phénomène ne peut que s’accentuer. J’en arrive à espérer, postulant dans leur intelligence, que les tenants de la théorie du ruissellement sont de purs cyniques car sinon, je serais obligé de conclure à leur bêtise.

On sait que, de Bonaparte à Pol Pot, la brutalité et la veulerie ont toujours favorisé l’accession des guides suprêmes à la tête d’un pays.

Raoul Vaneigem

La théorie du ruissellement suppose une verticalité, donc implicitement une hiérarchie où, dans le meilleur des cas, des « premiers de cordée » élèvent vers le haut des « inférieurs ». Toujours de façon aussi implicite, on suppose que ces premiers de cordée ne doivent uniquement qu’à leurs propres mérites et non aux ascendants – c’est le cas de dire ! – qui les ont précédés dans la montagne. De plus, on les suppose suffisamment « humanistes », s’occupant, voir s’encombrant, d’une cordée qui ne peut que les ralentir. Je ne parle pas du cas où certains premiers de cordée s’amusent à dévisser, plus préoccupés de rester en plaine pour s’occuper de leurs jeunes mannequins que de sauver des postes de travail – quelle que soit leur place dans la cordée.

Sitôt qu’on aborde la redistribution, ça devient plus compliqué. Avec cette notion, nous sommes dans l’horizontalité, ce qui suppose une relation non hiérarchique : nous sommes peut-être dans une relation inégale, mais par des valeurs d’humanisme (que j’appelle comme ça faute d’avoir trouvé mieux), nous nous imposons de redistribuer une part au commun. Sitôt que l’on évoque cette possibilité, les arguments visant à démontrer l’impossibilité, l’utopie, font surface : si l’on taxe les riches, ils vont partir ; si l’on donne, sans qu’il y ait travail, on encourage les fainéants, etc. Tous les arguments logiques sont jetés par-dessus bord – après la montagne et ses cordées, la mer et ses bordées.]

« Médiocratie » désigne plutôt maintenant les standards professionnels, protocoles de recherche, processus de vérification et étalonnages méthodologiques par lesquels les organisations dominantes s’assurent de rendre leurs subalternes interchangeables.

Alain Deneault, La Médiocratie

Alors que certains qualifient l’espèce humaine de « prédatrice », Jorion préfère la qualifier, avec les biologistes, de « colonisatrice » : une espèce peu spécialisée étant capable de s’adapter aux environnements les plus divers. « Opportuniste » : utilisant sans vergogne tous les moyens qui s’offrent à elle !

© Xavier Gorce

L’espèce humaine est colonisatrice et opportuniste.

Notre espèce est donc  » colonisatrice  » : elle envahit son environnement sans se préoccuper de la manière dont elle l’exploitera et se conduit de ce point de vue à l’instar de tous les mammifères privés d’une représentation globale des effets de son propre comportement. […]

Si l’on voulait généraliser à la totalité des êtres humains la manière dont vit par exemple aujourd’hui la population des États-Unis, il faudrait douze planètes équivalentes à la nôtre. Quatre « seulement » pour que tous les habitants de la planète puissent vivre en jouissant du même niveau de vie que les Français… (57).

Les espèces colonisatrices sont emportées en permanence par une folle fuite en avant. (60).

Notre plus grand défi est sans doute que nous avons inscrit notre imprévoyance dans nos institutions : nous avons fondé par exemple notre économie sur la « croissance », et certains pays comme l’Allemagne sont même allés, par inadvertance, jusqu’à l’inscrire dans leur Constitution. Or, cette « croissance » que nos systèmes économiques et financiers requièrent n’est malheureusement que le nom amical que nous prêtons à cette « politique de la terre brûlée » qui caractérise le comportement de notre espèce. (61)

[Nous ne sommes plus dans l’étymologie du terme « économie » – gestion de la maison –, mais dans la pleonexie, le « vouloir posséder toujours plus ». La société qui est la nôtre, fonctionnant « à la croissance », se reposant sur les augures d’une « science » s’auto-proclamant « exacte », a quitté le champ de la « raison » pour celui de l’ubris.

Et les moyens employés par cette « science » pour fonder son exactitude sont principalement ceux de l’ambiguïté soigneusement entretenue : un prix « en l’honneur d’Alfred Nobel » baptisé « prix Nobel », des « modèles » – comme celui de Black et Scholes – dont on a relevé les inexactitudes, mais que l’on continue à vendre comme forcément vrai puisqu’ils émanent de « prix Nobel » – Scholes l’a obtenu avec Merton, et avec lui, il a créé un fonds qui a fait un fiasco de quelques milliards de dollars.

En oubliant qu’elle était une science humaine, l’économie, comme d’ailleurs la médecine, ont atteint le stade de la contre-productivité. Seule différence avec les sociétés des dites « primitives », l’église n’est plus partagée par tous ; les grands prêtres sont des « concurrents » dans le champ des médias et de la recherche. Mais la parole se veut « objective » quand elle n’est que magique, se prétend documentée quand elle n’est qu’incantatoire : le tableau Excel et les statistiques ont supplanté les entrailles, le vol des oiseaux et le marc de café. Et c’est la pensée économique orthodoxe, celle qui prétend que le comportement de la foule est égal à la somme des comportements des individus qui la composent, qui prétend gérer la complexité qui scelle de notre destin « naturel » !

L’élite, devins, nous saoule : la terre ne pourra pas nourrir 11 milliards de personnes. « Nous nous préoccupons de votre avenir et il nous faut trouver des solutions. » Nous oublions que, pendant que Elon Musk se décarcasse pour « offrir » un Internet plus rapide en Afrique, le Lesotho ne consomme qu’une demie planète par habitant – c’est d’ailleurs pour ça que, même pas émergeant, il n’est que sous-développé !]

Si tu téléphones à une voyante et qu’elle ne décroche pas avant que ça sonne, raccroche !

Jean-Claude VanDamme

La complexité.

Première composante du soliton : le fait que notre espèce, en tant que colonisatrice opportuniste, a atteint une limite et doit repenser sa stratégie. Deuxième composante : la complexité.

Notre inventivité, qui nous a permis de survivre dans un tel environnement, nous a conduits à mettre au point des machines qui nous ont petit à petit remplacés dans le travail : par exemple le moulin à eau, […] ; et nous en sommes arrivés au point où nous avons su inventer une machine dont l’intelligence, à maints égards, dépasse de beaucoup la nôtre, essentiellement parce qu’elle ne pâtit pas du problème résultant de la constitution d’un cerveau par connexion de deux éléments aussi mal assortis que peuvent l’être le cerveau reptilien et le cortex. (61).

[L’espèce humaine, ne devant sa survie qu’à sa capacité à développer la technique, est entropique. Il s’agit de développer une néguanthropologie si nous voulons continuer à être – voir les travaux de Bernard Stiegler et, en particulier, Qu’appelle-t-on panser ? 1. L’immense régression. (2018, en particulier 25-33).

Justement, cité par Stiegler (2016:25), les paroles du jeune Florian, 15 ans :

© Bernard Stiegler. 2016:25

Dans mes mails, cette semaine, j’ai reçu quelque chose de très inquiétant : une publicité m’incitant à jouer en bourse, même sans connaissance de la bourse. Argument fatal : ce sont des automates qui géreront l’affaire. On est sauvé ! On ne peut que suivre…

Des adultes infantiles proclament les enfants « rois » pour se rêver matures.

Aimé Shaman