Une gauche pas maladroite ?

Bernard Stiegler. 2012. États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle.

Au cours du XXe siècle, les mouvements et partis progressistes adressèrent aux classes « populaires » tout autant qu’aux classes « moyennes » de discours qui ne leur parlait pas : on appelait classes populaires celles qui subissaient de plein fouet la prolétarisation, mais sans que le sens de cette prolétarisation (comme perte de savoir) leur soit éclairé par ses mouvements et partis dits progressistes. Dès lors, l’essentiel des luttes visait à « défendre le pouvoir d’achat », c’est-à-dire à renforcer le consumérisme, qui conduisait lui-même à la liquidation non seulement des savoir-faire au travail, Mais aussi des savoir-vivre hors du travail.

Du côté des classes dites moyennes, La même logique était à l’œuvre, la même liquidation des savoir-vivre, à quoi s’ajoutait celle de leurs savoirs théoriques (appris dans les grandes écoles ou dans les universités), devenus caducs du fait de la prolétarisation des processus de décision et de conception par l’entendement automatique, cependant que leur paupérisation et leur déclassement les rapprochaient des classes populaires, la dégradation générale du salariat étant inéluctablement induite par la financiarisation spéculative (qui devait devenir, à partir des années 1970, la nouvelle réponse à la baisse tendancielle du taux de profit, au moment où le capitalisme entrepreneurial schumpétérien rencontrait c’est limite avec la situation postcoloniale).

Ne comprenant rien à ce devenir, les partis et mouvements progressistes, ou historiquement réputés tels, ne pouvait évidemment en tirer aucun avantage politique. Lutter contre le « déclassement » sous toutes ses formes, c’est-à-dire en mettant en évidence la solidarité des « classes moyennes » avec les « travailleurs manuels » et les « employés », aurait dû là aussi consister à poser comme principale finalité une reconstruction des savoirs. Au lieu de cela, l’opposition entre les « cols bleus » devenus les employés et les « cols blancs » devenus les cadres (ou les « bobos ») ne pouvait que conduire aux populismes de tous poils.

On comprend cependant que, jusque vers les années 1980, un tel objectif n’ait pu être adopté ni même conçu : la réalité matérielle et technologique des savoirs extériorisés dans le capital fixe ne le permettait pas. On ne comprend pas, en revanche, que ce soit encore le cas de nos jours : les spécificités thérapeutiques de la nouvelle pharmacologie numérique – imposée par l’évolution de la grammatisation en quoi consiste non seulement le machinisme industriel, mais aussi et surtout, à présent, les appareils des technologies culturelles et cognitives numériques, typiques de la « reproductibilité technique » du XXIe siècle – en rendant la perspective si claire qu’elle se développe déjà, mais dans l’ignorance quasi totale des mouvements et partis que, pour cette raison même, on ne peut plus dire « progressiste » qu’entre guillemets.
[…]
Ne comprenant pas le problème commun aux « couches populaires » et à la « classe moyenne », à savoir leur perte de savoirs, on a « trahi » sans cesse ces « couches populaires » en se tournant vers la « classe moyenne », la tenant pour un électorat plus sûr et plus compréhensif, ignorant ainsi que la « classe moyenne » est elle-même tout aussi fictive et fantasmatique que les « couches populaires » ou la « classe ouvrière », et ce parce qu’elle est tout autant concernée et affectée par la prolétarisation – elle, et plus encore ses enfants. On a « trahi » du même coup la « classe moyenne » elle-même.

À présent, ces questions émergent en tant que telles, et elles doivent conduire à abandonner le discours de la défense du pouvoir d’achat pour passer à l’objectif du développement d’un savoir d’achat, fondé sur un nouveau savoir produire et un nouveau savoir concevoir et décider à l’époque de la grammatisation numérique et de l’économie contributive qu’elle rend possible.
(p. 231-3 – je n’ai pas tenu compte des notes de bas de page)

Les minables sont des dieux et les dieux des minables. Comment faire la part des deux sinon faire la part du diable.Aimé Shaman