Covidus interruptus

Comment sortir du confinement : Ousqu’11 mai?

Le blog de Jean-Dominique Michel http://jdmichel.blog.tdg.ch/  que je mentionnais dans mon précédent billet, et les réactions qu’il suscite, provoquent quelques réflexions chez moi. Ayant eu l’occasion, sinon de le bien connaître, au moins de le croiser et l’écouter à l’époque où il étudiait les chirurgiens à mains nues des Philippines, je crois pouvoir dire qu’il ne s’agit pas du clown que certains ont cru voir, certainement parce que ça les arrangeait – il me restera à comprendre les réactions de Mediapart et quelques autres.

Cela m’offre un bon prétexte pour sortir un relatif engourdissement intellectuel et faire circuler les humeurs dans une enveloppe corporelle classée « à risque ». Ce qui me donne à penser que, si le confinement dure- et si la Faculté me prête vie, ce que j’écris aujourd’hui aura certainement une suite…

La crise du coronavirus et la polémique autour de la chloroquine me chuchotent l’urgence de relire Philippe Descola – Par-delà nature et culture – et Philippe Supiot – La Gouvernance par les nombres. Il me semble que ces ouvrages pourraient fournir des grilles de lecture intéressante face au « bruit » supposé nous livrer une information éclairante. Il semble en particulier que l’analyse faite par Descola sur l’émergence d’un dualisme nature/culture peut éclairer l’existence d’une catégorie « Science ».

Dans le débat actuel où certains prétendent être « dans le champ de la science » – dans le cas présent, la médecine – par rapport à d’autres qui ne le seraient pas, il me semble que le « pouvoir », source unique qui fonde la validité des arguments d’autorité, n’est jamais abordé.

À ce stade, il faudrait faire intervenir le concept de « contre productivité », tel que défini par Ivan Illich. Pour tous types de technique ou d’organisation, les avantages qu’elles procurent vont de pair avec certains inconvénients. Passé un certain seuil, les inconvénients dépassent les avantages : la continuation du développement se met à détériorer la situation au lieu de l’améliorer.

Concernant plus particulièrement la médecine, comme le mentionnait Olivier Rey « la santé s’est muée en produits de l’institution médicale. Elle ne relève plus d’une sensation interne mais d’évaluations objectives […]. Elle est devenue un capital à entretenir, quelque chose qui doit faire l’objet de contrôles et être entériné par des professionnels. Une santé ainsi définie et subordonnée, dès avant la naissance, à l’emprise médico-technique, non seulement ne correspond pas à ce qu’était auparavant la santé, mais est même incompatible avec elle : elle est en elle-même morbide, elle rend tout le monde infirme.

Nous sommes dans cette époque de contre-productivité des transports, de l’école et de la médecine que décrivait Illich dans les années 1970-1980. Et c’est dans cet espace que se jouent les enjeux de pouvoir, enjeux soumis aux impératifs de l’économie – réduite à la finance et au rendement pour des actionnaires – et au diktat de la croissance.

Des professeurs de médecine dépendent des budgets des pharma pour leur recherche, des politiques dépendent des lobbys de la pharma qui leur fourniront des rapports « d’experts » clé en main. Les pharmas dépendent de leurs actionnaires, lesquels ont réussi à faire croire qu’ils étaient les propriétaires des entreprises. Les politiques dépendent de l’économie laquelle produira les postes de travail, donc les consommateurs et donc la croissance et donc des actionnaires qui pourront soutenir la relance de l’économie.

Nous avons là une belle perversion systémique. Jean-Dominique Michel parle de « corruption systémique » : le mot est fort car il suppose une norme, référence qu’on transgresserait. Hors, comme le démontre Alain Supiot, avec le passage du « gouvernement » à la « Gouvernance », les nombres ont remplacé les règles. Avec le primat du droit sur la morale, le recours à un « impératif catégorique » n’est plus utile : Kant peut reposer en paix. C’est dans ce cadre qu’on observe une soumission du politique à la « Science » qui lui sert de paravent et l’arrange diablement : le président Macron peut jouer le chef de guerre en s’abritant derrière les avis d’un comité scientifique et donner à croire que le politique est toujours vivant… (effet pervers : favoriser la montée des populismes).

© Mix & Remix paru dans L’Hebdo (vers 2008)

Capitalisme, nm. Ronde des enculeurs conçue de telle sorte que le premier des enculeurs se trouve toujours être, simultanément, le dernier des enculés, en vertu même du mouvement qu’il impulse de ses hanches à la ronde, et dont il se trouve, simultanément, subir l’impulsion. D’invention récente, le « capitalisme à visage humain » inclut le port de préservatifs et éventuellement l’usage de vaseline. Le concept de « capitalisme à visage humain » est – avec ce de torture mignonne, d’agonie savoureuse et de génocide truculent – l’une des plus belles trouvailles oxymoriques de la rhétorique moderne. […]

Stéphane Legrand. Dictionnaire du pire. 2010

Beaucoup de ceux qui se réclament d’une religion n’ont jamais ouvert Le Livre. De la même façon, beaucoup de ceux qui se réclament de la science sont d’une inculture crasse en épistémologie.

Et la Science dont tous se réclament, dans tout ça ? Comme l’a déjà fait Jean-Dominique Michel, et pour ne pas paraître trop présomptueux, je citerai Edgar Morin : « malheureusement, très peu de scientifiques ont lu Karl Popper, qui a établi qu’une théorie scientifique l’est telle que si elle est réfutable, Gaston Bachelard, qui a posé le problème de la complexité de la connaissance, ou encore Thomas Kuhn, qui a montré comment l’histoire des sciences et un processus discontinu. Trop de scientifiques ignorent l’apport de ces grands épistémologues et travaillent encore dans une optique dogmatique. ».

Requiescas in pace ! Non licet omnibus adire Corynthum…  (A suivre).

Quand y’en a purin, y’en a pour toi

Aimé Shaman