Intermède Zoo 7

L’Unaire de là, guère !

Être prêt à mourir pour le peuple ça ne signifie pas qu’on est prêt à vivre avec.

Guy Bedos

La dividualité : tout seul, plusieurs!

La multiplication des individus unaire est bénéfique au complotisme : elle favorise la floraison des complots via, entre autres, les réseaux sociaux. En effet, cette technologie permet aux « unaires » de s’auto-référencer comme « origine », donc comme seule compétence. Il faut cependant distinguer, quand on parle de complot, les « vrais » complots des « faux ».

Les individus sont devenus des dividuels et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des ‘‘banques’’. 

Gilles Deleuze, Post-sciptum sur les sociétés de contrôle

Le complotisme proclame qu’il faut penser par soi-même, en présupposant la capacité de penser de tous. Et, en ce qui concerne la pensée, il paraît souhaitable de distinguer l’esprit critique du doute radical.

L’esprit critique a besoin de s’appuyer sur des connaissances historiques, les acquis reconnus des sciences constituées, l’application de méthodes explicites et produisant des résultats vérifiables. Ces méthodes doivent prendre en compte le fait que nous sommes tous soumis à ce qu’on appelle des « biais cognitifs ». C’est seulement à ces conditions que l’on pourra distinguer le « vrai » du « faux ». Ceux que l’on nomme des « complotistes » travaillent toujours dans le but de faire passer le faux pour du vrai.

Le complot qui révèle une vérité, c’est, par exemple, la mise en évidence du lien entre le tabac et le cancer du poumon. Pour semer le trouble, les complotistes multiplieront les références à des « études » aboutissant à des résultats contradictoires.

Pour être opérant, le complot « faux » a besoin d’un « bouc émissaire » et de sources prétendument autorisées destinées à semer le doute. Et c’est sur le doute qu’on fait naître qu’on pourra fonder une pseudo-compétence qui permettra de faire douter des compétences des personnes autorisées et informées, des spécialistes. Le statut de spécialiste ne garantit d’ailleurs pas l’objectivité des études, la corruption étant courante dans le domaine de la recherche, comme ailleurs.

Une étude montre parfaitement les méthodes employées par les semeurs de doute : Naomi Oreskes et Erik M. Conway. 2012. Les marchands de doute, ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société des tel que le tabagisme et le réchauffement climatique. (Titre original : Merchants of doubt. 2010).

Pour paraître compétent, le complotiste s’adresse au « Peuple » et, plus particulièrement, aux tripes du Peuple – certains diraient « au cerveau reptilien », lequel ne connaît que la peur, l’agression et la sidération. Et, dans le Peuple « qui est capable de penser », on en trouvera toujours qui auront peur devant le danger que représente le bouc émissaire. Donc, le complotiste est certain d’avoir toujours raison.

La technologie des plates-formes et l’utilisation des réseaux sociaux permettront de donner des contours de ce Peuple. Rappelons que des études montrent que les informations « négatives » sont relayées au moins 50 % de plus que les informations documentées. Mentionnons également la Loi de Godwin (règle empirique) : plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler approche de un.

Un mensonge fait à moitié le tour de la terre avant que la vérité mette ses chaussures.

Mark Twain

Muni de son Smartphone, l’individu unaire peut se penser « origine de La Vérité » pendant que des partis politiques incluront les plates-formes et réseaux sociaux dans leur stratégie pour convaincre des individus unaires qu’ils sont « détenteurs de la vérité ». Avec un seul but derrière tout ça : une hégémonie à base de selfie !

© Psychologie Magazine

Il serait intéressant d’analyser, sur cette base, l’échec du mouvement des Gilets Jaunes où des individus « origine de la vérité » essaye de prendre le contrôle d’un mouvement, au nom du Peuple. Les personnes voulant ou acceptant de jouer un rôle de leader, dans ce mouvement, mais suivant une voie « démocratique », se feront démolir, de l’intérieur du mouvement – c’est-à-dire se prétendant « plus que… » – avec toujours une référence au Peuple, jamais très loin (Je pense en particulier à la mésaventure de cette infirmière de Normandie, je crois).

Sur les ronds-points, il y avait, je pense, beaucoup de personnes en recherche de sociabilité, d’horizontalité des rapports humains qui, peut-être, supposait l’existence d’une « trinité énonciative », « une assignation de l’absence, une assignation à résidence, indispensable au bon fonctionnement du système symbolique des échanges » (Dufour, 2005:130. Voir mon billet du 16 juin). En lieu et place, elles se sont trouvées confrontées à des individus unaires prétendant à être « à eux-mêmes leur propre origine. »

Contre productivité du trop d’information, dans une société en perte du « grand Sujet » : les visées hégémoniques ont besoin du complot – et c’est pour cela que les partis politiques qui n’ont que peu de chances d’être un jour au pouvoir n’ont jamais parlé autant du Peuple, avec une majuscule – et que la langue évolue en incluant des notions de post truth, alternative facts,… Force de frappe des réseaux sociaux : Monsieur Le Pen ne voulait pas du pouvoir, Messieurs Bolsonaro et Trump sont au pouvoir.

Je crois me rappeler que Bourdieu avait écrit un article sur la non-existence de l’opinion publique. Aujourd’hui, il serait certainement surpris en voyant la démocratisation qui permet à chacun, autoproclamé origine de lui-même, de parler au nom du peuple.

Et le 17 juin, devant le magasin Lidl d’Orgeval, en France, le « peuple » vivait une situation d’émeutes : Lidl avait promis une PS4 « à prix cassé ». Certains étaient arrivés au milieu de la nuit précédente pour être les premiers à profiter de l’offre. Devant cette foule, le magasin n’a pas ouvert. Les policiers ont fait usage de gaz lacrymogènes, s’arrosant eux-mêmes pour l’occasion et pleurant avec la foule des consommateurs déçus. Pour disperser ses consommateurs, une voiture de police qui annonce, par haut-parleur, que l’ouverture du magasin n’aura pas lieu et qu’il faut se partir. Mélange des genres où les pouvoirs publics pallient la défaillance de l’entreprise privée. Des représentants du peuple interviewés par les journalistes de Quotidien expliquaient par leur situation pécuniaire précaire le fait de vouloir bénéficier de ce prix de la PS4 qui « représentait faire une affaire ».

Le bonheur n’est pas autre chose qu’une option d’achat, tout le monde le sait. Il est même l’horizon ultime de toutes les marchandises, de la marchandise consommée comme de la marchandise consommante.

Yves Cusset

Oui, le complotisme qui proclame qu’il faut penser par soi-même, a bien raison ! Et l’économiste qui proclame que la relance de la croissance passe par une augmentation du crédit à la consommation n’a peut-être pas tort… Le citoyen moyen, qui pourrait penser que ça n’est pas à la police d’assurer le service d’ordre sur un domaine privé, est prié de garder son masque sous peine d’amende et sur les yeux, pour ne pas voir l’évolution des impôts locaux.

Peut-être, après tout, que l’unique critère permettant de réunir des individus en peuple – minuscule – ce serait la précarité.

Homme et économie : une évolution du taux d’échange.

  • Homo œconomicus. Partenaire de / dans l’échange, à travers la prise de risque personnel et la compétition avec/contre les autres.
  • Homo capitalismi libéralis. Entrepreneur de lui-même dans l’échange, cherchant à diminuer la prise de risque en se faisant un nom d’des sociétés anonymes.
  • Homo neo-libéralis. Entrepreneur de l’autre, en excluant l’échange, par l’utilisation de plates-formes qui font disparaître le risque. L’influenceur supplante l’entrepreneur.

À ce dernier stade, nous constatons le retour à l’esclavagisme, où l’esclavagiste est esclave de lui-même, condamné à glaner les like et à augmenter son nombre de followers, à alimenter ces différents comptes en selfies, comme autant de preuves qu’il est bien le maître du monde !

Le site Service-public.fr m’envoie des nouvelles pleines d’espoir…

Sous le l’intitulé du mail: de vos actualités préférées : les cérémonies funéraires ne sont plus limitées en nombre de participants…

Sous les pavés, il y a toujours une plage, mais elle a été privatisée.

Aimé Shaman.