Néolibéralisme vs Démocratie

Néolibéralisme vs Démocratie

Ce cauchemar qui n’en finit pas …           

Tandis que l’individu disparaît devant l’appareil qu’il sert, il est pris en charge mieux que jamais par cet appareil même. […] La liquidation du tragique confirme la disparition de l’individu.

Adorno & Horkheimer, 1974

Commande, suite à un colloque, Devenir acteur dans une démocratie technique, donnant lieu à une publication, j’avais écrit un article, De la démocratie en numérique. Cet article a été refusé pour des raisons peu claires, mais je crois que le fait de considérer « démocratie technique » comme un oxymore, au vu de qui contrôler quoi dans ce secteur, n’est pas étranger à ce refus.

Dans cet article, j’écrivais : « Il semble que notre rapport à la technique a plus à voir avec une Weltanschauung qu’avec un système politique, même si le système politique peut exprimer une vision du monde et même si, dans l’état actuel de son développement, la technique peut imposer son totalitarisme à tout système politique, y compris démocratique. » (Delaleu, chez l’auteur).

Il me semble donc tout naturel de commencer cette « pose au bord du chemin » par le livre de Dardot et Laval, sans oublier de mentionner brièvement Elinor Oström et le précédent livre des deux auteurs. Elinor Oström – 1ère femme à recevoir, en 2009,  le prix de la banque de Suède en économie (abusivement appelé « Prix Nobel d’économie ») –  pose des questions pour le moins iconoclastes : Et si, au-delà des marchés, il existait d’autres espaces efficaces de coordination et de gestion ? Et s’il existait, en-deçà de l’échelon étatique, une manière optimale de gérer les ressources naturelles ? Elle a tenté d’y répondre dans son ouvrage Governing the commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, publié en 1990.

La loi d’Oström énonce la façon dont Elinor Oström mène ses recherches en économie, remettant en question les cadres théoriques et les hypothèses antérieures sur la propriété, en particulier les biens communs. Les analyses d’Oström sur des exemples fonctionnels de biens communs créent une vision alternative de l’organisation des ressources qui est à la fois possible en pratique et en théorie.

Cette loi énoncée par Lee Anne Fennell (2001) : « Un arrangement des ressources qui fonctionne en pratique peut fonctionner en théorie ».

Les débats concernant les thérapies à utiliser, dans le cadre de la pandémie, ne semblent pas se préoccuper beaucoup de cette loi !

Dans le livre Commun, essai sur la révolution au 21ème siècle, paru en 2014, les deux auteurs, proposent de sortir de la logique qui ferait s’affronter bien publics / Etat et bien privés / marché. Il ne s’agirait plus de désigner des biens, ou des ressources pour leur qualité intrinsèque, comme communs, ou communes, mais de décider d’un système qui régirait la relation entre des individus égaux et des choses.

Seul l’acte de désigner des communs fait exister les communs. Ce qui remet au centre de la politique, la co-activité et la décision. C’est parce qu’une communauté d’humains fait des choses ensemble que l’obligation du politique se fait sentir, et la mise en place de règles d’utilisation.

Car, disent les auteurs, renoncer au communisme historique, renoncer au communisme d’Etat, ne revient pas à renoncer à la communauté y compris à la communauté économique. Le terme « Commons » désigne alors non pas une co-appartenance, ou une co-propriété ou une co-possession, mais un usage, une co-activité. « […] : si  » commune  » et le nom de l’autogouvernement politique local et  » communs  » le nom des objets de nature très diverse prise en charge par l’activité collective des individus,  » commun  » et proprement le nom du principe qui anime cette activité et qui préside en même temps à la construction de cette forme d’autogouvernement. » (Dardot et Laval, 2014:19).

Dardot Pierre et Christian Laval. 2016. Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie.

Je me permets de citer de très larges extraits de cet ouvrage est, c’est selon, ils m’évoqueront un commentaire ou j’estimerai qu’ils se suffisent à eux-mêmes. (les Nos de pages sont indiqués entre parenthèses). [les remarques et commentaires entre crochets].

La réalité la plus prosaïque s’impose aujourd’hui à nous : cet empire heureux [ndr. L’Europe] qui entendait tourner la page des totalitarismes n’a pu se construire que dans le dos des peuples, par dépossession lente mais sûre des ressorts de la souveraineté populaire. (111).

Dans cette Europe du libéralisme classique, la concurrence entre les états remplace l’équilibre des puissances. (114).

[Les approvisionnements en masques offrent un bon exemple].

La « gouvernance » réduit la vie publique au management ou à l’administration en éliminant la politique, le conflit et la délibération sur les valeurs communes ou les fins. (129).

[Je reviendrai sur la gouvernance avec le livre de Alain Supiot].

En dotant cette institution [ndr. La Banque centrale européenne] invisible et intouchable de la souveraineté absolue qui lui permet de fixer ses taux d’intérêt directeur en fonction de sa seule mission de stabilité monétaire, l’Europe a fait en sorte que la monnaie ne soit plus un instrument régi par des décisions politiques. […] Ne pouvant se servir des dévaluations des monnaies nationales, les gouvernements non plus pour recours que la « dévaluation interne » par la baisse des coûts salariaux et de la protection sociale. (136).

[Et les USA de multiplier les Bons du Trésor. God jest you !]

La situation actuelle doit être analysée avant tout en termes de rapports de force. Ce sont les créanciers privés qui sont désormais les vrais maîtres du jeu du fait de leur rôle essentiel dans le financement des États. Avec l’appui des agences de notation, ils ont acquis le pouvoir d’assurer ou non la continuité de la vie économique, et donc de la vie sociale. Ils sont en mesure de spéculer, via les produits dérivés, sur les capacités ou non de remboursement des dettes, faisant varier le taux d’intérêt au gré des humeurs de l’« opinion des marchés » sur les politiques menées. Ce pouvoir de l’oligopole financier se manifeste par la capacité d’imposer aux États la transformation des têtes privées accumulées dans les bilans des banques – dettes devenues des produits toxiques à mesure que croît l’insolvabilité des emprunteurs privés et publics – en dettes publiques finalement garanties par les contribuables. (162).

On peut distinguer quatre composantes principales de ce pouvoir : l’oligarchie gouvernementale et la haute caste bureaucratique qui sont à la tête des États et des organisations internationales ; les acteurs financiers et le « top management » des grandes entreprises exerçant un pouvoir de plus en plus puissant (corporate power), spécialement dans la sphère financière ; les grands médias d’opinion et de divertissement, auquel il faudrait adjoindre les professionnels du conseil et de la communication ; les institutions universitaires éditoriales, producteurs et diffuseurs du « ciment » discursif du pouvoir oligarchique. Ces composantes ne sont pas toutes politiques stricto sensu, mais elles exercent toute une fonction politique sans laquelle on ne pourrait rendre compte de l’actuelle radicalisation néolibérale. (180).

Le système oligarchique dominant a trois grandes caractéristiques : une autoproduction désormais bien rodée des élites politiques et économiques ; une corruption systémique fondée sur le « renvoi d’ascenseur » et l’échange de « bons procédés » ; la double inscription, nationale et internationale, de ses dispositifs de pouvoir. Trois éléments du fonctionnement oligarchique travail à consolider ce bloc : la cohérence néolibérale des politiques gouvernementales, de droite comme de gauche ; la professionnalisation de la politique accaparée par une petite oligarchie de « barons » inoxydables et cumulards ; le façonnement de la « réalité » par les économistes et les médias dominants. (182-183).

 [Ces dernières citations mettent en évidence la faiblesse du politique passé sous le joug d’une oligarchie financière dictant les conditions de reproduction du néolibéralisme.].

La fragilité de ce bloc est l’envers de ce qui fait sa force : son autonomisation du reste de la société. Son enfermement dans le jeu circulaire de ses intérêts, son internationalisation économique et culturelle, la profonde méconnaissance de ce qui se passe « en bas », et même le mépris pour tous ceux qui sont en dehors de la sphère oligarchique font perdre aux « élites » toute légitimité dans leur prétention à diriger la société et engendrent leur rejet massif par des mouvements de colère aux formes imprévisibles. (183).

[C’est une grille de lecture pour le mouvement des gilets jaunes et, avec le coronavirus, l’incompétence à comprendre le statut des « indépendants ». Cette incompétence est renforcée par la note 6, p. 184 : « Note 6. Non seulement le Front national ne remet pas en cause les avantages propres aux fonctions professionnelles des représentants, mais il tend à abuser des prérogatives des élus tous en se soustrayant aux obligations de transparence les plus élémentaires. » remarque qui vaut pour La France insoumise].

Les oligarchies des grands partis importent dans le champ politique les impératifs du nouveau capitalisme mondial. La rhétorique « nationale » ou « républicaine » dont usent et abusent les dirigeants politiques en France masquent mal le transfert du lieu de production des normes et des organismes intergouvernementaux ou internationaux non élus, fonctionnant hors de tout contrôle des citoyens. (186).

[C’était avant le spectacle de Mélenchon et « La République, c’est moi ! »].

La démocratie est un mensonge… je ne sais pas quand elle finira, mais elle ne finira pas dans une vieillesse tranquille.

Prince de Metternich

La corruption systémique. […] Au-delà de ces conversions lucratives, l’accumulation de la richesse est un puissant ciment oligarchique ; elle est l’objectif qui les soude, elle est le principe qui détruit pratiquement les cadres et les règles de loi que ces oligarchies sont censées non pas seulement respecter, mais faire respecter. (187) La corruption émane désormais tout autant de la sphère publique que des intérêts privés. (189) La corruption est devenue consubstantielle à la vie des états. (191).

[Pourquoi nous étonner de la montée des démagogues et populistes de tous poils dont la faiblesse de QI fait passer l’instinct pour de l’intelligence].

L’âge du corporate power. [Les entreprises géantes], ont un pouvoir politique propre qui tient à la fois à leur puissance financière, leur croissance parfois exponentielle (Google, Amazon, Facebook, Apple, etc.), leur influence sur l’emploi et la croissance, l’accumulation d’informations sur les consommateurs, leur capacité de mettre en concurrence les législations sociales et fiscales et d’échapper à l’impôt, leur influence corruptrice sur les dirigeants politiques par un lobbying puissant. En ce sens, les grandes entreprises sont des acteurs politiques à part entière qui ont développé des stratégies spécifiques d’influence à l’échelle nationale et mondiale. (193).

Ce jeu de la mondialisation donne du poids aux nouvelles normes internationales de la « gouvernance » qui dictent le contenu des « réformes structurelles » à mettre en œuvre. À cet égard, le néolibéralisme n’est pas l’économie politique des marchés purs et parfaits des néoclassiques, mais il est la politique internationale mise au service des grandes entreprises dominant les économies et les sociétés. (194).

Le pouvoir politique des grandes entreprises prolongées redouble le pouvoir social du capital sur l’organisation du travail et sur les modes de consommations et de vie. (195).

Les grandes entreprises sont des institutions gouvernantes en ce qu’elles ont la capacité d’infléchir les politiques gouvernementales. Mais ces institutions gouvernantes sont elles-mêmes gouvernées par des actionnaires strictement intéressés à la maximisation de la valeur de l’action et au montant du dividende. (196).

[Dans un prochain billet consacré à Philippe Supiot, je reviendrai sur les différences entre « gouvernement » et « gouvernance »].

L’expertise économique et le modelage médiatique de la réalité.

[…] ce qui caractérise surtout le système oligarchique à cet égard, c’est l’interdiction de penser qu’il puisse exister une autre logique politique que celle du néolibéralisme […]. Il importe ici de relever la fonction politique de l’expertise économique mainstream quand elle se met directement au service des gouvernements néolibéraux et qu’elle utilise les médias comme caisse de résonance. (206). […] les économistes mainstream, outre les bénéfices académiques que leur conformisme leur assure, écrivent et disent ce que leurs commanditaires des milieux d’affaires souhaitent lire et entendre. En d’autres termes, comme l’a justement écrit Paul Krugman, il ne s’agit pas uniquement d’erreur scientifique mais de « corruption soft » grâce à laquelle il y a beaucoup d’argent à se faire. (207-208).

[Est-il besoin de faire remarquer l’analogie avec les débats « scientifiques » sur le coronavirus !].

À cet égard, le pouvoir des médias, loin d’exercer un quelconque « contre-pouvoir », comme un narcissisme corporatiste aime à le laisser entendre, fait intégralement partie du système oligarchique. (208).

[Quand les milliardaires achètent des journaux, il ne faut pas dire qu’ils se payent une danseuse, mais qu’il mette une tapineuse au turbin. Et quand ils n’ont pas de tapineuses au turbin, faire le chantage sur le retrait des budgets pub équivaut à toucher des pourcentages sur les passes].

La démocratie comme expérimentation du commun. Dans les différentes variantes du néofascisme contemporain, d’étranges alliages se font jour où la pulsion capitaliste la plus débridée et la plus criminelle se mêle à toutes les formes d’irrédentisme identitaire. (215).

Retour aux origines, repli sur la communauté d’appartenance, soumission absolue à la transcendance : la grande régression à laquelle nous assistons et à n’en pas de tes lourdes de nouveau désastre. (216)

[Un danger : que les lacunes mises en évidence par le coronavirus – manque de masques, tests, médicaments, etc. – et analysées comme des conséquences de la mondialisation, ne soient récupérées et que la peste (plus ou moins brune) ne succède à la pandémie].

L’expérience du commun contre l’expertocratie. Pour avoir quelque chance de voir le jour, l’élaboration d’une alternative ne peut venir que d’en bas, c’est-à-dire des citoyens eux-mêmes. […]. La situation qui est la nôtre impose de mettre radicalement en question la logique même de la représentation politique, et ce d’abord dans le mode d’élaboration du projet alternatif. On perdrait toute crédibilité à vouloir dissocier ce mode d’élaboration du contenu de cette même alternative. Si, comme nous le croyons, le contenu ne peut être que celui de la démocratie poussée jusqu’au bout, l’élaboration de l’alternative doit déjà elle-même consistait en l’expérimentation d’une telle démocratie, c’est-à-dire en expérimentation d’un commun politique. (224-225).

[…], le néolibéralisme réalise une confiscation de l’expérience commune par l’expertise : seule l’expérience dont se prévaut l’expert aurait valeur d’expérience, l’expérience commune étend rejetée du côté de l’incompétence. […] Ce qui importe, c’est moins de réhabiliter l’expérience commune que de donner toute sa place à l’expérience du commun, c’est-à-dire à l’expérience d’une coparticipation aux affaires publiques. (226). […] Une expérience qui est commune parce que courante n’est pas en tant que telle, tant s’en faut, une expérience du commun. En revanche une véritable expérience du commun est susceptible du plus grand partage et peut, en ce sens, devenir commune.

Il convient à cet égard de se rappeler que la démocratie athénienne s’est prémunie contre le risque inhérent à la promotion politique de l’expertise. Les experts et il y avait en effet statut d’« esclaves publics » (démosioi), ce qui signifiait qu’ils étaient la propriété de toute la cité et non celle d’un particulier. (226-227). […] Si l’expertise était délibérément mise à l’écart du champ politique, c’est par ce que le savoir de l’expertise ne devait en aucune façon constituée un titre à l’exercice du pouvoir politique. […] Ce qui fait la qualité de la délibération dans une assemblée, c’est moins l’expertise de chacun des participants que la mise en commun de l’expérience par la masse des non-experts, c’est-à-dire de ce qui, pris individuellement, son « incompétent ». (228).

[Quitte à paraître complotiste, j’émets l’hypothèse qu’un flottement dans les communications « officielles » autour du coronavirus est pratique pour amuser le bon peuple et le détourner des errements d’un système à bout de souffle et mortifère. Le mortifère, c’est ce petit virus diabolique qui a commencé à attaquer la Chine, là où nous avions les usines qui auraient permis de le vaincre !]

© Xavier Gorce https://www.lemonde.fr/blog/xaviergorce/2020/04/

La stratégie du bloc démocratique.

[…], la transformation néolibérale de l’État est maintenant parvenue à un tel point qu’un gouvernement véritablement soucieux de la souveraineté populaire devrait oser gouverner contre l’État existant, et plus précisément contre tout ce qui dans l’État participe de la domination oligarchique. (238).

S’il faut ouvrir une crise politique c’est à l’échelle de toute l’Europe, en rompant avec le système des traités de manière à imposer une Refondation de l’Europe à partir de la citoyenneté européenne. L’enjeu est de briser le cadre de l’union européenne pour sauver le projet de l’Europe politique. (241).

[Dans mon billet du 24 avril, j’écrivais : « Utopies que celles d’un État garantissant la justice sociale et où les citoyens seraient anarchistes » la mention du terme « utopies » été rhétorique puisque la référence était implicite au livre de Dardot et Laval. Les moments que nous vivons et allons vivre présente une opportunité pour que se développe une « crise politique ». Occasion pour que se développent des mouvements dont nous n’avions pas connaissance, que les entreprises qui étaient taxées d’utopiste paraissent soudain plus réalistes. Mais il ne faut pas négliger que le chemin est étroit pour éviter de se faire récupérer par des mouvements porteurs d’idéaux exactement contraires.]

(A suivre…)

La judiciarisation, contre-productivité du Droit. Dissolution de la responsabilité dans les procédures et triomphe de la « Personne morale ».

Aimé Shaman